Marron

Secret bien gardé : je porte tous les jours, depuis cinquante ans, dans la poche droite de mon pantalon, un marron. Un bon gros marron bien joufflu que je ramasse en septembre, avec trois ou quatre autres, sous un marronnier qui me paraît sympathique, dans un parc de Paris, à Quincié ou au cours d’une promenade impromptue, ici ou ailleurs. Il n’y a pas de jour que je ne le caresse, ne le triture, ne le fasse rouler entre mes doigts. Il en est vernissé, brillant. Il est très rare que je le perde. Il me fait toute l’année.

Ayant eu dans ma jeunesse des crises de rhumatismes infectieux, je reçus d’une tante experte en pharmacopée champêtre le conseil de porter toujours sur moi un marron. Il avait le pouvoir, disait-elle, de s’opposer avec douceur aux poussées inflammatoires des articulations et des muscles. Il eut la modestie de ne jamais m’avertir de ses interventions. Je m’habituai peu à peu à son existence au fond de ma poche, puis me félicitai de sa présence ronde, un peu bosselée. Il devint même une sorte de talisman, de grigri intime. Et mieux : quand, pour quelque motif que ce soit, je sens monter en moi une nervosité à laquelle je m’efforce de ne pas céder, je serre fort mon marron, je le palpe, le caresse, le triture, obtenant du contact sensuel de son écorce une paix salvatrice, un calme qui, souvent, en étonne plus d’un. Si mes colères furent rarissimes, je le dois beaucoup à ce marron dont ma tante ignorait qu’il étendait aux nerfs son action bienfaisante.

Souvent, avant une émission délicate, je le tirais de ma poche et, afin de me détendre, de gagner en sérénité, je jouais avec. Je le lançais en l’air et le rattrapais. Plusieurs fois de suite. Il ne tombait jamais. Des témoins s’étonnèrent de mon manège. Un marron ? Oui, un marron. Oh, comme c’est drôle ! Je teste mes réflexes. Je me prépare au ping-pong verbal. N’avez-vous pas vu le célèbre film noir de Howard Hawks, Scarface ? Ah, oui, le tueur avec sa pièce de monnaie qu’il lance en l’air et rattrape immanquablement ? C’était George Raft qui jouait le rôle. Inoubliable. Son sourire cynique. Sa désinvolture criminelle. Mon film s’appelle Apostrophes ou Bouillon de culture. Ce n’est pas un film noir. C’est une émission littéraire qui revient chaque semaine, le vendredi soir. Dans l’argot de la presse on désigne cette répétition des événements à la même date ou le même jour sous le nom de marronnier. N’est-il pas logique que je porte sur moi un marron de mon marronnier ?

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