Gourmandise

Je l’embrassai pour la première fois sur la bouche dans un taxi. Surprise, mais pas étonnée parce qu’elle savait bien que j’en arriverais là à un moment ou à un autre, elle s’exclama : « Vous êtes bien gourmand ! »

Ce qui était juste. Et l’est toujours.

Tout en étant consentante, elle aurait pu dire : « Vous êtes bien pressé ! » Ou : « Vous êtes bien leste ! » Ou : « Vous êtes bien hardi ! » Elle avait spontanément trouvé l’adjectif qui me caractérisait le mieux, car j’imagine mal que d’un premier baiser, inopiné et maladroit, auquel elle ne s’attendait pas, elle ait retiré une sensation de gourmandise qu’elle m’aurait aussitôt attribuée.

Il y a de l’inné dans la gourmandise. On naît plus ou moins fine gueule. Mais c’est surtout de l’acquis que se fortifie l’envie des bonnes choses de la terre et de la mer. L’éducation alimentaire est primordiale. Les talents culinaires de la maman (aujourd’hui, souvent, du père), des tantes, des amies des parents développent et affinent le goût de l’enfant, le rendent parfois critique et exigeant, en font un gourmand, bientôt un gourmet. Je fus cet enfant-là, puis ce jeune homme. Qui ignorait qu’il avait de la chance d’être d’une famille lyonnaise et beaujolaise où l’on mangeait des produits et des plats de la région, classiques, simples, délicieux. Beaucoup plus tard, étudiant à Paris, j’ai découvert la cuisine des personnes qui avaient la gentillesse de m’inviter ou des petits cafés-bistros où j’avais le week-end mon rond de serviette, et la comparant à la cuisine familiale, je pris conscience de l’excellence des tables de ma jeunesse.

Il est curieux, il paraît même inexplicable que, soixante ans plus tard, je lie dans ma mémoire ce qu’avec délectation je mangeais et je lisais. J’étais plus gourmand des nourritures terrestres que livresques. Et pourtant, aujourd’hui, si j’évoque la soupe de courge, le gâteau de foies blonds de volailles, le gratin de cardons ou les quenelles de brochet, je leur associe aussitôt des fables de La Fontaine, des contes de Perrault, des albums de Tintin et des lettres de Mme de Sévigné. Aucun rapport entre ces plats et ces livres, sinon le plaisir que j’en retirais. De même, continuant d’interroger les liaisons improbables, alors, des bonheurs de bouche et des yeux (encore que la vision d’un plat participe beaucoup à sa gustation), je me délecte rétrospectivement de mêler les grattons, le coq au vin, la poularde demi-deuil, la cervelle de canut, les gaufres, les bugnes avec la comtesse de Ségur, Jules Verne, Cœur vaillant, Fenimore Cooper, Jack London et Walter Scott.

Je crois que cet amalgame assez farfelu des plats et des livres dépasse largement la remémoration des plaisirs. Il y avait dans tout cela quelque chose de fondateur de ce que je deviendrais. C’était en quelque sorte l’alliance de ce qui tient au corps et de ce qui excite l’imaginaire. Le concret et le rêve. Les fusionner si longtemps après est une marque de fidélité à ma gourmandise originelle. Celle-ci s’ouvrirait ensuite à bien d’autres…

> Cardon, Poularde demi-deuil, Quenelle de brochet

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