Apostrophes

Fin 1974, quand je proposai à Marcel Jullian, qui venait d’être nommé p.-d.g. de la deuxième chaîne, d’intituler Apostrophes l’émission littéraire qui serait diffusée chaque vendredi soir, je ne me doutais évidemment pas que ce titre deviendrait emblématique d’une certaine télévision. Comme Le Grand Échiquier de Jacques Chancel. Vingt ans après la dernière émission (22 juin 1990), on n’a jamais évoqué avec autant de nostalgie les années Apostrophes, l’effet Apostrophes, les livres d’Apostrophes, le public d’Apostrophes, la magie Apostrophes

L’émission est devenue un mythe, de sorte qu’on n’en rappelle que les réussites et qu’on en oublie les faiblesses, parfois les ratages. On n’en retient que l’esprit, la liberté de parole, le plaisir d’y avoir été invité ou de l’avoir assidûment regardée, la fête des mots et de l’esprit, l’envie de lire qu’elle communiquait intensément aux téléspectateurs, la présence nombreuse de ceux-ci dans les librairies dès le lendemain, la symbiose assez miraculeuse entre le petit écran et tous ces livres aux titres mystérieux dont le secret s’échappait peu à peu comme le fumet d’une casserole sur le feu.

Pourquoi ça marchait si fort, et pas seulement en France, mais aussi, grâce à TV5 Monde, dans les pays francophones et dans des pays où le français est très minoritaire, comme l’Italie, l’Espagne, le Brésil, ou bien encore à New York ou Boston ?

Je suis le plus mal placé pour répondre à cette question, et tenterais-je de le faire que je mettrais à mal l’une des qualités que l’on m’a souvent reconnues : la modestie. Elle n’était pas feinte parce que j’ai toujours considéré que l’auteur d’un livre, même de circonstance, même de médiocre avenir, du moment que je l’avais invité, avait préséance sur moi, journaliste, aux yeux des téléspectateurs. Et qu’il y avait davantage à attendre de ses réponses que de mes questions, d’ailleurs le plus courtes possible.

Ce qui nourrit aujourd’hui la nostalgie, c’est ce qui nous paraissait normal à l’époque : entre un et trois millions de téléspectateurs chaque vendredi soir ; leur fidélité comme s’ils étaient abonnés à un hebdomadaire ; leur envie de prolonger l’émission, d’aller plus loin dans la connaissance des livres en en achetant par milliers, parfois par dizaines de milliers dans les jours qui suivaient ; la liste des best-sellers d’Apostrophes ; la résonance, parfois le retentissement des conversations de plateau sur celles du public, même chez des personnes qui ne lisaient pas mais que la découverte d’un écrivain ou la confrontation des idées ou des expériences avait intriguées ou passionnées.

Tout cela justifiait l’existence d’une émission littéraire. Mon influence sur le commerce des livres en irritait quelques-uns. Mais sans influence, à quoi aurais-je servi ? C’est précisément cette influence, le brouhaha médiatique et populaire autour d’Apostrophes (puis de Bouillon de culture, mais avec moins d’intensité), les retombées commerciales dans les librairies, les bibliothèques et chez les éditeurs, enfin c’est toute cette fièvre du vendredi soir, la chose me paraissant aller de soi, qui a mythifié l’émission et l’a hissée au royaume de la nostalgie.

Je n’ai vraiment eu conscience d’avoir vécu pendant quinze ans et demi une aventure télévisuelle exceptionnelle que lorsque Pierre Nora, historien attentif aux événements de l’actualité qui fabriquent de l’histoire, m’a proposé un grand entretien dans sa revue Le Débat, six mois avant la fin de l’émission. On sait que cet entretien s’est déroulé par écrit et que l’ensemble de ses questions et de mes réponses — j’étais sacrément flatté qu’un historien de sa renommée s’intéressât à mes activités de journaliste ! — a paru en livre sous le titre, trouvé par Philippe Meyer, Le Métier de lire.

Dix ans après, Bouillon de culture s’étant arrêté à mon initiative, nous avons ajouté soixante-dix pages pour raconter cette nouvelle aventure. Dans une de ses questions Pierre Nora approche, de très près, me semble-t-il, l’épicentre de ce que j’ai été et que je suis toujours : « un concentré de Français » qui a réussi à « faire le plein de deux publics, le populaire et le sophistiqué ».

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