Nous sommes passés d’une civilisation de la main à une civilisation du doigt. L’index, aidé du pouce, a pris le pouvoir. C’est lui qui règne sur les codes et les claviers. Codes bancaires, codes téléphoniques, codes d’entrée, touches du portable et du fixe, des iPhone et des BlackBerry, de l’ordinateur, de la télécommande, des jeux vidéo, du radio-réveil, du four à micro-ondes, de la cuisinière, des robots ménagers, du GPS… le bouton triomphe. L’acné pullule.
Comme tout le monde, je bénéficie du progrès technique et ne m’en plaindrai pas. Mais comment ne pas regretter que la main tout entière soit de moins en moins associée à nos gestes quotidiens ? Elle ne prend plus, ne serre plus, ne tourne plus, ne pousse plus. Les mains ne sont plus aux manettes. Les mains sont à l’index.
Il est à craindre qu’elles ne perdent bientôt l’usage du livre. L’une le tient, l’autre en tourne les pages. Ainsi un livre bien en main est le premier plaisir de la lecture. Quand celle-ci est barbante, on dit que le livre nous tombe des mains. Le livre électronique, lui, sera posé sur une table ou sur nos genoux. Mais ce sera encore au profit de l’index, le traître, ce doigt, parfois légèrement humecté, qui tournait la page, la tourne encore, et qui, demain, aujourd’hui déjà, tape sur des touches ou glisse sur des écrans.
Les nouvelles générations ne connaissent plus cet autre très vieux plaisir duquel sont nés tant de chefs-d’œuvre : l’écriture à la main. Tandis que je trace ces mots, ma main droite glisse sur le papier. J’en éprouve le lissé qui, si je caresse la feuille, laisse apparaître un infime grain. Bonheur de la peau et de la chair. Ça n’est pas rien, oh ! non, la sensualité de la main qui écrit.
Le stylo ? Serviteur ! Il m’obéit au doigt et à l’œil. Il avance, il s’arrête, il se retire, il revient, il rature, il biffe, il voyage au-dessus des lignes, il ponctue ici, il corrige là, il retourne à la phrase, il écrit… C’est un furet, c’est un lézard. Avec la main, les lettres qui constituent les mots sont liées ; sur l’ordinateur, les lettres ne sont jamais en contact les unes avec les autres. J’écris le mot amour : les lettres sont unies, mariées, fusionnées. Si je tape le mot amour, les lettres ne se touchent pas.
Je suis pour une écriture charnelle de la main.