Lecture (5)

En prenant de l’âge, on ne lit plus avec le même sang-froid les romans qui racontent des histoires d’amour et de famille. Car il arrive souvent qu’ils évoquent des personnages, des situations, des moments de bonheur, des drames que nous n’avons pas vécus comme ils sont narrés dans la fiction, mais qui se rapprochent par-ci par-là de ce que nous avons gardé en mémoire.

On se dit qu’on a été soi-même aussi fou d’amour que cet homme généreux, naïf, impatient, infernal, et l’on voudrait lui conseiller de réfléchir un peu, de ne pas se laisser emporter par sa passion soudaine, de tempérer ses ardeurs. Mais, rappelle-toi, c’est précisément cette furia du cœur et des sens que décrit si bien le romancier qui, pendant un temps trop court, a bouleversé et enchanté ta vie. Et quand arrivent les jours et nuits des désillusions, des désamours, comment ne pas comparer les chagrins du héros avec les tiens il y a quarante, vingt-cinq, dix ou deux ans ? Et si c’est l’homme qui, après des contorsions, des esquives, et pour finir la fuite, se libère des liens qui lui avaient paru, fut un temps, si doux, comment ne suspendrais-tu pas ta lecture pour te souvenir du type assez mufle que tu as été ?

Il n’y pas deux histoires d’amour identiques, mais la réalité et la fiction, elle-même souvent alimentée par la réalité, se croisent, s’interpénètrent, se copient, se ressemblent, s’opposent, se frôlent, se renvoient des échos. Ici, c’est une réplique ou une réflexion d’un personnage qui nous évoque une parole que nous avons dite ou entendue au cours d’une relation amoureuse. Là, c’est le commentaire de l’écrivain à propos de la séduction, du mariage, des enfants, de l’adultère, du divorce, ou d’autres épisodes plus rares ou plus intimes sur lesquels l’écrivain lâche une phrase de moraliste qui résonne en nous, soit pour y adhérer, soit pour la contester.

Il n’y a pas deux histoires de familles recomposées qui sont les mêmes. Mais le lecteur ne passe pas au chapitre suivant. Il s’arrête un instant sur ce méli-mélo d’amours entortillées, d’orgueils froissés, de jalousies à retardement, de revanches stratégiques qui lui rappellent, même très éloignées dans leur nature et leur déroulement, des batailles qu’il mena autrefois. Ces maladresses, ces imprudences, ces entêtements, ces brouilles, ces réconciliations… Rien n’est pareil, tout est pareil. Il introduit son roman dans le roman de l’écrivain. Lui revient en mémoire un peu de cette agitation, de ces brûlures, de tous ces sentiments qui accompagnèrent la rupture et la refondation avec enfants nés et à naître. Le roman est devenu pour lui un miroir dans lequel il cherche son image d’autrefois. Mélancolique ou amusé, il passe enfin au chapitre suivant.

Plus je vieillis, plus mes haltes dans les romans d’amour sont nombreuses. Elles ne sont pas toujours agréables ou réconfortantes. « La littérature sérieuse ? Elle n’est pas là pour nous faciliter la vie, mais bien pour nous la compliquer » (Witold Gombrowicz, Journal, t. 1, 1953–1958).

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