Lecture (4)

Adolescent, j’éprouvais du plaisir à lire à haute voix, en public, et je lisais bien. Au pensionnat Saint-Louis, nous étions deux élèves de cinquième, puis de quatrième, à avoir été choisis pour lire à nos camarades des romans d’aventures. Cela se passait au réfectoire, pendant le déjeuner. Il fallait arrêter la lecture à un moment du récit où l’action rebondissait, quand le héros était en mauvaise posture et que le suspense était palpitant. Ainsi recréions-nous oralement les conditions du feuilleton populaire dans la presse quotidienne d’autrefois.

Plusieurs fois j’eus l’occasion d’échanger des confidences sur ce qui allait se passer le lendemain contre du chocolat ou du pain d’épices. Je découvris longtemps avant d’entrer dans la presse que des personnes sont prêtes à payer le droit et la jouissance de connaître une information avant les autres. « Quoi ? C’est tout ! s’exclamaient parfois mes camarades, déçus à l’écoute de mes révélations. Rends-moi mon chocolat. » Il n’en était pas question. Demande-t-on le remboursement d’un journal ?

Nous lisions, choisis par le surveillant général, des romans de cow-boys et de gauchos qui finissaient toujours par vaincre des bandits sans morale, sans éducation, sans Dieu. Les grandes vacances interrompirent la lecture des Trois Mousquetaires, commencée trop tard. Peut-être était-ce à dessein, pour que les pensionnaires, de retour chez leurs parents, éprouvent l’envie de continuer ?

Dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel raconte qu’à Cuba, au milieu du XIXe siècle, dans la manufacture de tabac El Figaro, un lector lisait aux ouvriers, la plupart analphabètes, des romans. Cela ne nuisait pas à leur productivité et ils en retiraient assez de plaisir pour rémunérer eux-mêmes le préposé à la lecture. Mais, devant le succès — d’autres manufactures imitèrent vite El Figaro —, craignant que la subversion ne se glissât par ce subtil stratagème, le gouverneur de Cuba interdit de « distraire » ainsi les ouvriers.

Plus tard, des cigariers émigrèrent aux États-Unis et reprirent l’usage du lector. Le Comte de Monte-Cristo fit un tabac. « Un groupe d’ouvriers écrivit à Alexandre Dumas pour lui demander l’autorisation de donner le nom de son héros à l’un de leurs cigares. » Dumas répondit favorablement. Alberto Manguel ne dit pas si l’écrivain eut ensuite l’occasion de fumer des Montecristo.

Загрузка...