Le puriste qui sommeille en moi et qui la ramène rarement est scandalisé par la confusion des locuteurs dans l’emploi de deux jurons : zut ! et merde ! Comment peut-on les utiliser indifféremment ? Les intervertir comme s’ils disaient la même chose ? Comment peut-on faire de zut ! et merde ! deux synonymes ? Merde alors ! Respectueux du sens des mots, je n’ai évidemment pas écrit : zut alors ! parce que je suis très en colère, que c’est merde qui convient et pas zut.
Les barbares ont quelques circonstances atténuantes. On colle aux deux jurons, avant et après, des termes qui entretiennent la confusion. Ainsi : ah ! zut ! ah ! merde ! ; et puis zut ! et puis merde ! ; oh ! et puis zut ! oh ! et puis merde ! ; zut alors ! merde alors ! ; ah ! zut alors ! ah ! merde alors ! Sans oublier les répétitions du juron lui-même : zut, zut et zut ! merde, merde et merde !
Mais enfin, confondre zut ! et merde ! c’est comme si on confondait mince ! et crotte ! On ne lance pas l’un pour l’autre comme si l’un égalait l’autre. Il y a des nuances, que diable ! Mais celles-ci étant peu perceptibles aux oreilles des nouveaux ignorants, nous devons bien constater que l’on dit de moins en moins zut ! et de plus en plus merde ! Zut ! est recouvert par merde !, submergé, étouffé… Allégorie de l’impitoyable monde moderne.
Zut ! et merde ! sont employés pour manifester de la surprise, de la déception, du dépit, de la colère. Mais la contrariété inopinée qui déclenche le juron est beaucoup moins grave, et de conséquence moindre, pour un zut ! que pour un merde ! Exemple : « Zut ! j’ai oublié d’appeler mon neveu », « Merde ! j’ai oublié mes clés. » Le neveu, ce n’est pas dramatique, sera appelé dans l’heure qui vient, alors qu’il faudra téléphoner à un serrurier — l’attente, le coût, forte exaspération contre l’étourderie — pour pouvoir ouvrir la porte. Qui n’entend que « Merde ! j’ai oublié d’appeler mon neveu » et « Zut ! j’ai oublié mes clés » ne sonnent pas juste ?
Autre exemple : « Et je leur dis zut ! à toutes ces ménagères de moins de cinquante ans qui font les programmes de la télé », « Et je leur dis merde ! à tous ces vieux politiciens toujours sur l’estrade. » Qui ne comprend que pour les ménagères, si néfaste soit leur influence sur la télévision, le merde ! serait déplacé et que, pour les vieux politiciens, tant est ridicule leur cramponnement, le zut ! manquerait d’énergie ?
Enfin, avec zut ! on est toujours dans l’interjection, dans la brièveté, alors qu’avec merde ! on a le choix entre le mot court, lancé comme un postillon, ou le vocable sur lequel la voix traîne : mêêêêêêrde !
Le livre est fini.
Zut alors !