Maquisard

Quand des voitures de maquisards passaient devant l’école à l’heure des récréations, nous étions fascinés par leur audace. L’un d’eux était couché sur le garde-boue et le marche-pied de la onze-chevaux Citroën noire, le fusil pointé vers l’avant. Nous les acclamions comme s’ils avaient déjà libéré la France. C’étaient des FTP (Francs-tireurs et partisans), mais nous les désignions sous le beau nom de maquisards.

Les forêts des montagnes du haut Beaujolais et les vallées escarpées de la haute Azergues abritaient de nombreux groupes de rebelles qui n’hésitaient pas à descendre dans la plaine pour saboter les voies ferrées et faire exploser des wagons de matériel. À la fin de 1943, et surtout en 1944, jusqu’à la Libération, en septembre, les Allemands se portèrent à l’attaque de ces maquis. Batailles sanglantes, arrestations, exécutions, bombardements, guets-apens, coups de force, représailles… Quincié, mon village, était au cœur de ces combats de plus en plus insurrectionnels. Par exemple, sur la route qui mène à Beaujeu, le 26 juillet 1944, à deux heures de l’après-midi, une colonne de quatre officiers et de vingt-trois soldats allemands a été presque anéantie au bazooka. Au pont des Samsons, une stèle perpétue la mémoire de « six patriotes FTPF » tués ici même les armes à la main.

Une fin d’après-midi, alors que beaucoup de femmes et d’enfants étaient réunis à l’église pour la prière — en faveur des prisonniers de guerre de la commune, dont mon père —, les Allemands firent irruption dans le village. Aux bruits des armes à feu, des ordres des officiers, des cris des soldats, s’ajouta bientôt le ronflement d’un gigantesque incendie. Ils avaient mis le feu à l’hôtel situé en face de l’église. Pendant qu’ils visitaient les maisons pour y arrêter des réfractaires aux Chantiers de jeunesse ou au STO (Service du travail obligatoire, en Allemagne) — ils emmenèrent deux jeunes gens qui furent fusillés quelque temps après —, nous nous étions réfugiés, apeurés, terrorisés, derrière l’autel. Le massacre d’Oradour-sur-Glane avait déjà eu lieu, mais nous n’en avions heureusement pas eu connaissance. Les femmes les plus pieuses prétendirent que si aucun soldat allemand n’entra dans l’église, ce fut grâce à la ferveur de nos prières.

Un soir de l’automne 1943, deux voitures de la police allemande pénétrèrent vers vingt-deux heures dans la cour de la ferme sur laquelle donnait la fenêtre du petit appartement où nous vivions, maman, mon frère et moi. En face se dressait la maison d’Henri et de Marcelle Descombes, des amis qui étaient de notre famille comme nous étions de la leur. Lui, prisonnier de guerre, s’était évadé. Arrivé au printemps, il avait repris son travail de vigneron comme si de rien n’était. Les vendanges et le pressurage étaient terminés depuis plusieurs jours. Un salaud l’ayant dénoncé, les occupants venaient le refaire prisonnier. Ce soir-là, lui et sa femme étaient sortis.

Ma mère ne parvint pas à convaincre l’officier allemand qu’il ne se cachait pas. Ils embarquèrent la mère d’Henri Descombes et le commis de la ferme. Ils les relâcheraient si le fuyard se présentait le lendemain à la prison de Montluc, à Lyon. Ce qu’il fit.

Je n’étais qu’un petit garçon de huit ans et je dormais déjà quand tout cela eut lieu dans la cour où je jouais d’habitude au ballon.

La guerre finie, je constatai que, si j’avais souvent croisé des maquisards, je n’avais jamais vu un soldat allemand. Pourtant, deux fois au moins, ils avaient accompli de sinistres besognes à quelques mètres de moi.

Cela augurait mal d’une carrière de journaliste informé, avisé, qui voit tout et sait tout.

À propos…

Le 29 mai 1985, j’étais parmi les soixante mille spectateurs réunis au stade du Heysel, à Bruxelles, pour assister à la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions opposant Liverpool à la Juventus de Turin. Les supporters anglais ont envahi une tribune de supporters italiens qui, pris de panique, se sont écrasés, piétinés, contre des grilles fermées et un muret. De la tribune où je me trouvais, diagonalement à l’opposé du théâtre du drame, nous n’avons vu que des mouvements de foule. Nous avons entendu les sirènes des ambulances et nous en avons conclu qu’il y avait des blessés. Alerté aussi par les appels au calme, par le coup d’envoi retardé du match, j’ai voulu à la mi-temps me renseigner. Mais, même avec une carte de presse, il m’a été interdit de quitter la tribune où commençaient à circuler des rumeurs très alarmistes. Ce n’est qu’après la rencontre, en quittant le maudit stade, que mes compagnons de voyage et moi-même avons appris que plusieurs dizaines de personnes avaient trouvé la mort (trente-neuf exactement).

Spectateur d’un drame aussi révoltant qu’abominable, moi, journaliste, je n’en avais pas vu grand-chose.

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