Triporteur

Quand il était rempli de bouteilles de vin et de sacs de pommes de terre, il fallait joliment appuyer sur les pédales pour le faire avancer, le triporteur de l’épicerie. Pas tous les jeudis et dimanches matin, mais souvent, je remplaçais ou j’aidais le commis pour les livraisons à domicile. J’étais alors dans les classes terminales du lycée Ampère. Lorsque je sonnais chez des bourgeois lyonnais dont les garçons étaient mes camarades de lycée, je n’éprouvais aucun dépit social, aucune colère contre mon statut de coursier intermittent en fruits et légumes. Ce sont eux qui, parfois, m’ouvraient la porte et, dans une complicité rieuse, m’aidaient à transporter les marchandises jusqu’à la cuisine. S’il y avait un escalier de service, j’étais certain de n’avoir affaire qu’à la bonne. J’entendais alors la voix de la maîtresse de maison lancer du fond de l’appartement : « Si c’est le fils du patron, ce n’est pas la peine de lui donner un pourboire ! »

Ampère aurait été un lycée mixte, eussé-je marqué la même indifférence quand une fille de ma classe ou une copine de récréation se serait présentée à mon coup de sonnette ? Probablement pas. Chargé d’un cageot de carottes, de patates, de haricots, de petits pois et de salades, j’aurais été gêné, peut-être humilié, de n’être plus à ses yeux, surtout s’ils étaient beaux, qu’un potager ambulant. Même fine, l’épicerie n’a jamais fait rêver les filles. J’aurais alors été conscient de mon infériorité sociale. Je la ressentais dans le magasin quand je servais des mères accompagnées de ravissantes filles de mon âge, alors qu’avec les garçons, copains ou pas, je me fichais royalement d’être un fils d’épicier.

Je frimais un peu sur le triporteur. Quand les livraisons n’étaient pas trop lourdes, ou que je revenais à vide, je pédalais en sifflotant, le corps redressé sur la selle, les bras ballants. Je passais devant les épiceries concurrentes en leur jetant un regard de défi. Parfois, hélé par un voisin ou un ami, je m’arrêtais et, sans descendre du tricycle, je taillais une bavette. Il m’arrivait aussi de délester la cliente de quelques cerises dont je recrachais les noyaux d’un souffle voyou. Aux commandes de n’importe quel moyen de transport, même d’un modeste triporteur, l’homme est Apollon sur son char.

À propos…

André Malraux a été élevé à Bondy par un trio de femmes : sa mère, sa grand-mère et sa tante. Elles se relayaient à l’épicerie familiale située au-dessous de l’appartement. Dans Clara Malraux, sa biographie de la première femme d’André, Dominique Bona écrit : « Malraux différera longtemps l’aveu de l’épicerie, comme si c’était une tare. »

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