Train fantôme

Adolescent, puis jeune homme, je n’étais pas, mais pas du tout, ce que j’allais devenir : un animateur. Ni chef ni meneur, plutôt réservé, assez romantique, j’avais des périodes de gaîté, de camaraderie espiègle et bruyante, mais, heureux d’appartenir à un groupe, je n’en prenais jamais la tête. Trop naïf, timoré ou méfiant pour jouer les premiers rôles.

Avec les filles j’étais carrément timide. Pourquoi s’intéresseraient-elles à moi ? Qu’est-ce qui, dans mon physique ou ma conversation, pourrait les attirer et les retenir ? Rien, répondais-je. Mais le désir était le plus fort. Je tentais ma chance quand les circonstances me paraissaient favorables. À une époque où la sexualité méritait mieux que l’armée d’être appelée la « Grande Muette », un baiser sur la bouche ou dans le cou, une main frôleuse tenaient de la hardiesse. On prenait le risque de la gifle ou de la protestation sonore et humiliante. C’est pourquoi je m’aventurais avec ma supposée conquête dans des musées très peu fréquentés, comme le musée de l’Hôtel-Dieu. Mais la vision des crachoirs, des bols à saignée, des clystères, des pots en faïence sur lesquels étaient peints les noms latins de la pharmacopée du Moyen Âge incitait plus aux infusions qu’aux effusions.

C’est à la vogue — ainsi appelle-t-on à Lyon la fête foraine — que je découvris le lieu idéal pour mener à bien ma stratégie d’enveloppement : le train fantôme. Le couple prend place dans un chariot bringuebalant qui s’enfonce dans la nuit d’un tunnel d’où surgissent, menaçants, des nains, des fantômes, des caïmans, des têtes de mort, d’énormes araignées, des cercueils ouverts sur des macchabées… Aux rires sardoniques et vociférations programmés de la machinerie s’ajoutent bientôt les cris de frayeur de la jeune fille. Elle cherche un secours. Elle n’a pas le choix : c’est moi. Nous nous serrons l’un contre l’autre, et j’en profite alors pour l’embrasser et la caresser.

Étant devenu un fidèle usager du train fantôme, j’avais remarqué la présence, debout sur une plateforme située à l’arrière du chariot, déguisé en gorille, d’un homme dont la tâche consistait à gratter la tête de ses occupants, surtout de l’élément féminin. En même temps qu’il passait ses mains dans la tendre chevelure, il poussait des hurlements à vous glacer les sangs. La jeune fille n’en était que plus terrorisée, ce qui augmentait s’il était possible le contact de nos corps.

Quand le chariot débouchait enfin à la lumière de la vogue, je proposais à ma passagère un second tour immédiat. Certaines, soit parce qu’elles étaient scandalisées par mon stratagème, soit parce qu’elles avaient eu peur, se levaient et juraient que je ne les y reprendrais plus. D’autres, rieuses, cheveux en désordre, joues vermillon, étaient de nouveau partantes. Tout mon argent de la semaine allait y passer.

J’étais fasciné par le gratteur de têtes. Ma fréquentation assidue du train fantôme me permit de l’aborder un jour pour lui demander s’il gagnait ainsi sa vie. Oui, il touchait un salaire convenable pour effrayer les passagers. Mais c’était un métier saisonnier et, quand la vogue faisait relâche, il devait trouver des petits boulots qu’il lâchait dès que le train fantôme revenait sur la place de Perrache ou sur le boulevard de la Croix-Rousse. Il me confessa qu’il lui arrivait parfois d’être troublé par le contact de ses mains avec certaines chevelures, en particulier les rousses.

Je jugeais son activité si originale et si plaisante que lorsque, à vingt-trois ans, je profitai d’une période vacante de six mois pour écrire mon premier et unique roman (L’Amour en vogue, 1959), je fis du gratteur de têtes mon narrateur et principal personnage. Comme par hasard il tombait amoureux d’une rousse dont la chevelure l’avait électrisé…

Bien des années plus tard, alors que je faisais Apostrophes, un journaliste me demanda quelle était au juste ma profession. D’habitude, je dis : « Comme vous, journaliste. » Mais, ce jour-là, tout à trac, je répondis : « Gratteur de têtes. » Devant l’air ébaubi du confrère, je lui narrai la vogue, le train fantôme, le métier de gratteur de têtes. Et j’ajoutai que c’était aussi ma fonction à la télévision, à la différence que je ne grattais pas chaque vendredi soir la tête des téléspectateurs pour les effrayer, mais, au contraire, pour les séduire. Leur activer la circulation du sang, stimuler le travail de leurs neurones, exciter le siège de leur curiosité et de leur intelligence. Pour les encourager à lire. Gratteur de têtes à la télévision publique, voilà quelle était ma profession. Je regrette de ne pas l’avoir écrit sur mes cartes de visite. Comme je regrette que le beau film réalisé sur moi par Bérengère Casanova pour la série de France 5 Empreintes n’ait pas été intitulé « Profession : gratteur de têtes ».

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