Pendant vingt-huit ans un écrivain a été pour moi une femme ou un homme dont j’avais lu le dernier livre et que j’avais invité pour que nous bavardions de son contenu et de sa forme. Très chic : je ne recevais que le vendredi soir, uniquement sur rendez-vous. Celui-ci jamais sollicité par le patient, mais décidé par moi, médecin, psychologue, cardiologue, acupuncteur, sexologue, accoucheur, surtout pas anesthésiste. L’originalité de mes consultations, c’était que je ne délivrais des ordonnances qu’aux téléspectateurs.
C’était de la médecine de groupe. Quatre ou cinq écrivains ensemble. Qui avaient lu les livres des autres, et qui savaient ce qui avait récemment agité leur esprit et sur quels mots — maux parfois — ils avaient penché leur corps.
Avant chaque émission je prévenais que, lorsqu’elle serait terminée, le temps passant toujours trop vite, chacun se sentirait frustré. On ne dit jamais tout ce que l’on avait prévu et envie de dire. On aurait aimé aborder tel sujet qui n’a pas été évoqué. On a le sentiment de n’avoir pas bien répondu à une question ou à une interpellation. L’esprit d’escalier commence son irrésistible ascension. Combien de nuits blanches ou grises ai-je passées à cause de ce maudit esprit d’escalier ? Car le plus frustré de tous, c’était moi, qui n’avais pas su relancer celui-ci, enchaîner avec celui-là, réussir une digression, interrompre un bavard, clarifier une déclaration obscure, etc. J’étais à la fois mon malade et mon médecin. Je donnais rendez-vous aux deux, le vendredi suivant, même lieu, même heure. Pour une nouvelle séance de frustration collective dont, à la vérité, je retirais le plus souvent, ne soyons pas faux cul, plaisir et fierté.
J’aurai tenu un cabinet littéraire ou un salon littéraire pendant près de trois décennies. Des centaines et des centaines d’écrivains y sont passés au moins une fois. Je ne suis devenu l’ami d’aucun. Robert Sabatier, Gilles Lapouge, Jean Chalon et Geneviève Dormann étaient des camarades du Figaro littéraire. Jorge Semprun est un ami intime mais ce n’est pas par le circuit médiatique que je suis arrivé jusqu’à lui. C’est surtout au cours d’un voyage littéraire que j’ai découvert mes affinités avec Christine de Rivoyre. Jérôme Garcin est un confrère pour lequel j’éprouve beaucoup d’admiration et d’affection. Pierre Boncenne a été mon talentueux collaborateur et conseiller pendant vingt-cinq ans. (Mon assistante depuis quarante ans, Anne-Marie Bourgnon, est une amie très précieuse.) Philippe Meyer a fait irruption à moto et en chansons.
Il en est d’autres que j’estime et que je rencontre de temps en temps, comme Pierre Nora sans lequel Le Métier de lire n’existerait pas, ou Pierre Assouline avec qui j’ai travaillé à Lire. Les académiciens Goncourt sont récemment entrés dans mon deuxième cercle. Mais je n’ai pas noué avec mes invités d’Ouvrez les guillemets, d’Apostrophes et de Bouillon de culture des liens que, après les émissions, des visites ou une correspondance auraient prolongés, affermis durablement.
Je n’ai pas su. Je n’ai pas pu. Ou plutôt je n’ai pas voulu. Pourtant des écrivains aussi considérables que Marguerite Duras et Marcel Jouhandeau ont cherché après des tête-à-tête réussis à m’intégrer à leur entourage. Je me suis défilé. Il est vrai qu’être réveillé à deux heures du matin par Marguerite Duras, qui avait éprouvé l’amical besoin de me lire au téléphone le texte qu’elle venait de terminer, ne m’a pas paru être une initiative à encourager. Je voulais garder mes distances. Ils étaient des écrivains, je n’étais qu’un journaliste. Que pourrais-je leur apporter ? Des questions, encore des questions, toujours des questions ? Il nous casse les pieds, à la fin, celui-là, avec ses questions. Apostrophes, c’est bien, mais il faut lui dire que ça ne peut pas durer tout le temps ! Des éloges, de la considération, de la révérence ? C’est un emploi de cour, incompatible avec la possession d’une carte de presse. Les écrivains auraient perdu leur temps avec moi, et moi le mien avec eux. On n’a jamais inventé meilleur moyen de fréquenter les écrivains que de les lire.
Patrick Modiano : « Plutôt que de rencontrer des écrivains, je préférais les lire et les relire. C’est ainsi que Julien Gracq m’a accompagné depuis plus de trente ans, sans que je le rencontre jamais » (La Nouvelle Revue française).
Simon Leys est l’écrivain vivant que j’admire le plus au monde. Son érudition, sa lucidité (premier intellectuel à dénoncer les crimes de la Révolution culturelle), son courage (injurié, diffamé par les nombreux et influents admirateurs français de Mao), ses talents de sinologue, de conteur, d’historien, de critique, de traducteur, d’écrivain tout simplement, sa pratique d’une langue élégante, précise, efficace, sa modestie, sa gentillesse, sa générosité… À l’idée de lui écrire et de lui envoyer en Australie où il réside une lettre horriblement banale, d’une flagrante inutilité, je suis paralysé… Et, la recevrait-il, qu’il se sentît obligé d’y répondre me culpabilise encore plus. Mon silence est la forme la plus respectueuse de mon admiration.