Brouillard

Au même titre que Guignol, le jeu de boules, la soierie, les traboules et les sociétés secrètes, le brouillard fait partie de la mythologie lyonnaise. Mais, quoique le Rhône et la Saône traversent toujours la ville, il n’est plus aussi épais et fréquent qu’autrefois. En 1955, déjà, Jean Reverzy (Le Passage, Place des angoisses) se demandait où étaient les brumes d’antan. Elles avaient inspiré à Claude Le Marguet Myrelingues la Brumeuse, à Gabriel Chevallier Brumerives. Ce roman-ci commençait par une description de Lyon, une nuit de 1930, la ville étant recouverte d’« une suffocante épaisseur de brouillard (…). Tout semblait se défaire dans une ouate impalpable, transperçante d’humidité, qui étouffait les sons et vous assassinait les bronches ».

J’avais dix-sept ans et j’étais amoureux d’une jeune fille de Villeurbanne à qui ses parents défendaient de me rencontrer. Je ne la visitais donc que de loin. Quand les horaires du lycée me le permettaient, je prenais le tram pour me poster dans sa rue et guetter le moment où elle sortirait de chez elle. Le plus souvent, elle restait dans l’ignorance de ma présence. Le danger d’être surpris et le plaisir de l’apercevoir me faisaient battre un peu plus fort le palpitant. Le brouillard me permettait d’audacieuses avancées, mais l’image qu’il me donnait à voir de ma bien-aimée était floutée.

Un matin, le brouillard était semblable à celui que Gabriel Chevallier décrit. Le tramway avait roulé au pas, le conducteur actionnant en permanence son avertisseur. On n’y voyait que couic. Je m’étais carrément posté sur le trottoir d’en face. À sa porte même, impossible, au cas où son père l’aurait accompagnée au lycée. Je ne doutais pas que mes yeux, stimulés, aiguisés par un sentiment très fort, bien au-dessus des conditions météorologiques, parviendraient à percer le mur de coton sale. Mais il était si dense qu’il ne laissait passer aucun bruit. Je n’entendis ni ne vis la porte s’ouvrir. Fantôme parmi les fantômes, elle entra à mon insu dans le brouillard et s’y perdit…

Ainsi sommes-nous souvent empêchés par les circonstances d’attacher notre regard à ce que nous aimons. Des passants s’interposent, des voitures, un train, de la buée sur une fenêtre ou sur nos lunettes, un soleil aveuglant, de la brume, du brouillard… Le roman de Félicien Marceau Les Élans du cœur se termine sur une inopportunité tout aussi naturelle et fâcheuse. Le cœur en écharpe, la jolie Denise reste enfermée dans sa chambre. Un garçon amoureux rôde à la lisière du petit bois, tous les jeudis, parfois le dimanche. On l’appelle Rimbaud. Il regarde la maison, il scrute la fenêtre de la chambre. C’est le printemps. Chaque semaine les herbes sont plus hautes, les arbres plus fleuris. Un jour, Rimbaud n’aperçoit plus rien. La maison et Denise ont disparu derrière le feuillage.

À propos…

La fête des Lumières (chaque année le 8 décembre), à l’origine manifestation de piété et d’actions de grâce, maintenant joyeuse kermesse culturelle, commerciale et touristique, n’a-t-elle pas été une réponse, un défi du subconscient de la ville de Lyon au brouillard ?

> Flouter

Загрузка...