Lecture (1)

Il en est de la lecture comme de l’amour : les positions sont nombreuses. La position du missionnaire consiste pour un prêtre ou un laïc à lire un livre, le plus souvent l’Évangile et les Épîtres, debout, face aux fidèles. La position du mollah est la même que celle du missionnaire, mais avec des variantes, par exemple assis sur ses jambes repliées. Le Coran lui arrache des intonations rauques, d’une épaisse jouissance, plus marquées que celles du prêtre, héritier de la discrétion monastique.

Certains couples lisent au lit, puis mettent un marque-page, referment le livre, éteignent et font l’amour. Le chemin inverse est plus rare, sauf cas d’insomnie due au tumulte de sens qui n’ont pas été totalement apaisés et que l’on va distraire avec les mots d’un tiers après avoir rallumé la lampe de chevet.

Il faut recommander la lecture des romans au lit. C’est le genre le plus excitant. Par chance l’on peut tomber sur une page un peu leste ou franchement érotique. Mais, le plus souvent, tout n’est que noirceur, chagrin, déconvenue, fâcherie, rupture, deuil, abandon, ressentiment, vengeance, crime, détresse, catastrophe, malheur. Le moelleux du lit permet cependant de relativiser l’affliction dont sont frappés les personnages. Le lecteur ou la lectrice, le dos bien tenu par un ou plusieurs oreillers, éprouve même le désir soudain de se couler dans les bras de l’autre, soit pour se rassurer sur l’état du monde, qui n’est pas aussi sombre que le dépeint le romancier, soit pour marquer sa bienheureuse supériorité sur ses créatures vouées à la solitude et à la déprime.

Les romans sont surtout lus par les femmes. Les amoureuses en raffolent. Comment font les hommes dans les mains desquels le corps d’une femme prend la place, en quelques secondes, d’un livre sur le marketing ou d’un récit de la seconde guerre mondiale ?

Je ne lis jamais au lit. On y est mal assis, le corps glisse insensiblement, la lumière est insuffisante. Il faut se relever pour se munir du crayon ou du stylo qu’on croyait sur la table de chevet mais qui n’y est plus. On s’endort sur un chapitre barbant ; et quand l’auteur sait introduire ses mots jusqu’au plus profond de votre tête ou de votre cœur, ils y restent et vous empêchent de trouver le sommeil, à moins qu’au cours de la nuit lesdits mots ne s’éveillent, s’agitent, se rassemblent et s’organisent pour former un cauchemar.

Dans mes manières de lire je suis sans fantaisie. Jamais dans la baignoire, ni aux toilettes. Et pas davantage allongé sur la moquette ou sur le sable de la plage. Pas non plus couché dans un hamac, ou allongé sur le côté dans un pré, la tête dans une main, ou encore assis en tailleur sur une pelouse.

Je ne sais lire qu’assis sur une chaise, dans un fauteuil ou sur un canapé. Encore faut-il que celui-ci ne favorise pas l’avachissement. Le corps bien calé, sur du dur, de préférence devant un bureau ou une table pour prendre des notes, voilà ma meilleure position pour lire. Les sièges de voiture, d’autobus, de métro, de train, d’avion me conviennent parfaitement. La vitesse emporte aussi l’écrivain avec ses personnages, ses souvenirs, ses idées. Que je l’aie convié, à son insu, à m’accompagner pendant mon voyage prouve ma confiance dans sa capacité à m’instruire, à me divertir ou à me faire rêver. Le transport lui ajoute du romanesque et de l’exotisme. Gare à lui, cependant, s’il me déçoit ! Un mauvais compagnon de route est moins excusable qu’un médiocre invité à domicile, que l’on congédie au premier bâillement.

« Pour écrire un roman (…) il faut surtout de bonnes fesses, prétend Dany Laferrière, car c’est un métier comme celui de couturière où l’on reste assis longtemps » (L’Énigme du retour). Il en est de même pour le lecteur professionnel. J’ai la chance d’avoir de bonnes fesses.

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