Chevreau

Petit garçon, aidé d’un enfant de mon âge et d’un chien, je gardais les chèvres et les moutons d’une ferme de Charnay, village du Rhône, où mes parents me mettaient parfois en pension pendant les vacances. Nous emmenions le troupeau brouter dans un pré que nous atteignions après une longue procession entre des talus et des murs de pierre que les chèvres escaladaient avec malice et légèreté. J’aimais leurs caprices, leur refus d’obéir, leur entêtement, leur tempérament fugueur, alors que la soumission groupée des moutons ne suscitait chez moi ni reconnaissance ni sympathie.

Plusieurs chèvres mirent bas. Dès qu’ils commencèrent à se tenir sur leurs pattes et à jouer, leurs petites têtes tantôt levées, tantôt baissées pour exprimer curiosité ou regimbement, les cabris devinrent des amis et des jouets. Je ne me lassais pas de les contempler, de les caresser, de les bichonner, de leur parler, de me rouler avec eux dans la paille. J’étais toujours volontaire pour les emmener téter leur mère. Et, quand vint le temps des biberons, je ne laissais à personne le plaisir de fourrer la tétine entre leurs lèvres déjà humides d’avidité. Chaque matin, avant de partir avec le troupeau, je leur disais au revoir, les embrassais et les serrais contre moi avec toute la tendresse de mes jeunes années.

Un jour, un peu avant midi, la pluie menaçant, nous rentrâmes plus tôt que d’habitude. Le troupeau s’engouffra dans la cour, les moutons devant, les chèvres derrière, éparpillées ; tous, nous nous dirigions vers l’étable quand je vis, comme crucifiés sur la grande porte de bois, les corps dépouillés, sanguinolents, des cabris. Le boucher lavait ses couteaux dans un seau, de la paille rougie formait un tas sur lequel étaient posés des chiffons tachés du sang des animaux.

Je poussai un cri. D’horreur ? De colère ? De détresse ? De révolte ? Ce cri résonna longtemps aux oreilles des fermiers et de leurs deux garçons. Ce cri, il me semble encore l’entendre, comme s’il était gravé dans le disque dur de mon enfance.

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