Dollar

Rien n’est moins écologique que le « billet vert ». Pour accumuler énormément de dollars ou pour en gagner un ou deux, riches et pauvres, milliardaires et déshérités, avec des responsabilités proportionnelles à leurs moyens, auront bien saccagé la planète. Le dollar est la monnaie universelle de la réplétion et de la faim, de l’opulence et de la survie. France-Soir publiait naguère une bande dessinée quotidienne relatant les aventures des gangsters célèbres. Titre : « Le crime ne paie pas ». Mais si, hélas ! le crime paie. Cash et le plus souvent en dollars. Les paradis fiscaux en sont bourrés.

Je ne puis pourtant pas détester le mot dollar. Pour une raison très personnelle, bien légère, frivole, parce qu’un billet vert, retiré de la circulation fiduciaire, a acquis dans mon portefeuille une valeur qui n’est pas prise en compte dans le cours des monnaies : la magie.

J’avais vingt ans et, à cette époque, il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’un étudiant n’eût encore jamais vu de dollars. Au cours d’un repas dans un restaurant populaire de Richelieu-Drouot, mon ami Guy Frély, de quelques années mon aîné, qui travaillait dans un ministère, sortit de sa poche un billet d’un dollar. Je le palpai et le regardai avec curiosité. « Garde-le, me dit-il, il te portera chance. »

Vingt-cinq ans après, tassé, fripé, ce billet était toujours au fond de mon portefeuille. À chaque fois que j’en changeais, je n’oubliais pas de l’y mettre. Vint une époque où les hommes portèrent des sacs en bandoulière. J’oubliai le mien dans le métro, à la station Charles-de-Gaulle-Étoile. Dedans, entre autres objets commodes auxquels j’avais la faiblesse de tenir : clés et portefeuille. Le soir même, assez tard, une femme sonna chez moi. Passagère de la même rame de métro, elle avait trouvé mon sac et, à l’intérieur, mon adresse. Elle allait travailler un peu plus loin que l’Étoile, à Neuilly, au New York Herald Tribune. C’était une journaliste américaine.

Quelques années après, un samedi matin, je m’aperçus que, la veille, en sortant de la brasserie Lipp où nous allions souper après Apostrophes, j’avais perdu mon portefeuille. Il était probablement tombé de ma poche tandis que je montais en voiture. Le dimanche, je reçus un coup de téléphone d’une personne qui travaillait au Point et qui m’informa que mon portefeuille y avait été déposé par un homme bien honnête. Il l’avait trouvé après minuit dans une rue de Saint-Germain-des-Prés. Avait-il laissé son nom et son adresse ? Non, c’était un Américain qui s’en était retourné aux États-Unis le matin même.

Comment n’aurais-je pas fait un rapprochement entre mon dollar fétiche et ces deux Américains qui m’avaient rapporté ce que mon étourderie avait perdu ? Mes chances de rentrer en possession de mon portefeuille étaient minces, mais beaucoup plus nombreuses que les probabilités, infimes celles-là, qu’il fût deux fois trouvé par des Américains, à Paris, et des Américains intègres. Le hasard me parut deux fois magique.

Des années passèrent encore. Il y avait toujours, dans la poche principale de mon portefeuille, tout au fond, caché, pressé par les coupures françaises, le billet vert de mes jeunes années Richelieu-Drouot. Cette fois, je perdis mon portefeuille à la sortie d’un restaurant Courtepaille, près d’Avallon. Il n’y a pas d’Américains dans le Morvan.

> Amitié

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