À Pierre Roudil
Avec l’âge, il était devenu sourd. Mais son regard était resté celui d’un chat que les gourmandises de la table et de l’esprit n’avaient ni blasé ni usé. Peut-être pouvait-on juste observer dans ses grands yeux en amande une légère tendance du vert à foncer, comme si le temps, au lieu de délaver l’iris, avait fortifié ce qu’on pourrait appeler les teintes de la contemplation.
Il lisait et ce fut une chance qu’il pût lire jusqu’au bout. Mort à vingt-trois ans et demi, comme beaucoup d’archivistes, de bibliothécaires, de chartistes et de moines érudits que Dieu très longtemps oublie, cachés qu’ils sont entre des montagnes de papier, il devait probablement son grand âge à son intimité avec les livres. Froid, raidi, ses yeux restés ouverts semblaient continuer de scruter des images ou des mots. Avait-il déjà, ailleurs, repris ses lectures ? Était-il passé, presque à son insu, d’un logis-bibliothèque à un autre ? S’étonnait-il de ne pas m’y trouver ? Les chats ne s’étonnent de rien, pas même de lire. Tourner la page, il savait.
Arrivé sans pedigree, sans papiers, sans diplôme, mais avec la recommandation d’une secrétaire avisée, il se fixa chez nous l’année même où je débutais à la télévision. Mes angoisses, il s’en fichait. Encore tout petit, quoique joueur, il était d’un naturel rêveur, souvent réservé. Il avait compris qu’il n’aurait dans cette maison qu’un rival : le livre, et qu’il était de son intérêt, surtout pas de se mesurer à sa multitude, à sa disponibilité et à ses mystères, mais de s’en faire un obligé par la lecture. Il devint donc aussi sérieux qu’un autodidacte.
Trop sérieux, même. Bien plus que moi. J’avais beau lui expliquer que, dans la vie, il n’y a pas que la littérature, il était réfléchi et grave comme un ouvrage des Presses universitaires de France. Par notre appétit pour les poissons et pour les viandes, nous nous ressemblions, mais je ne pouvais pas le suivre dans ses longues séances de déconstruction romanesque ou de ressassement ontologique.
Quand il réfléchissait, il avait horreur d’être dérangé. Une photo le montre, couché dans un fauteuil du salon et entouré d’Yves Montand, de François Périer et de Michel Piccoli, auxquels il avait refusé de céder la place. La célébrité ne l’impressionnait pas alors que mes amis étaient épatés par sa souveraine et popote manière d’exercer son bon droit. Quand une équipe de télévision ou des photographes apparaissaient dans le couloir d’entrée, il fuyait au fond de l’appartement où, caché, il attendait le départ de ces importuns. S’il avait été journaliste à la télévision, il eût été heureux d’être dans un placard — avec un bon bouquin.
Je crois qu’il m’aimait parce que je lisais. Il y avait alors entre nous une connivence devant laquelle cédait son mauvais caractère, à tout le moins sa circonspection. Il s’installait à mes pieds ou sur ma table et ronronnait d’une affectueuse complicité littéraire. Moi, j’étais aux anges, je fondais, et il est de fait que les livres que j’avais alors sous les yeux bénéficiaient d’un attrait, d’un charme, d’une plus-value dont étaient privés les ouvrages que j’avais entre les mains quand il ne m’assistait pas, ou de trop loin, dans mes lectures. De cette manière, mon chat aura beaucoup influé sur mes jugements.
Et même sur mes choix. Venait-il à se coucher sur le volume ouvert qu’il était manifeste qu’il me déconseillait d’en poursuivre la lecture. Avait-il remarqué que je bâillais ? L’avait-il feuilleté la nuit précédente quand je dormais ? En vingt-trois années et demie de vie commune et de commerce partagé avec les livres, jamais il ne commit un impair, à savoir m’interrompre dans la lecture d’un ouvrage où je prenais du plaisir. Discernement et délicatesse. Il savait lire dans le regard d’un lecteur.
Comme tous les chats, curieux des paquets qui entraient dans la maison, il flairait les livres apportés par le facteur et les coursiers. Ayant remarqué qu’il négligeait certains pour se complaire avec d’autres, j’ai cru qu’il me donnait là un premier avis. Mais j’avais tort. Peut-être voulait-il voir jusqu’à quelles extrémités ma confiance en lui pouvait me conduire ? Si j’avais entériné ses choix à travers le papier d’emballage, je l’aurais certainement déçu. J’ai dit que c’était un chat très sérieux.
Et beau. Quoique né d’occurrences et de gouttières, il avait la classe d’une édition originale sur grand papier. Le poil blanc et gris sombre, il était haut sur pattes, costaud, et il se faufilait avec élégance entre les piles de livres. Il ne s’appelait pas Proust ou Montaigne mais, tout simplement, Rominet. Quand, à haute voix, je lisais une page qui m’enchantait, il ouvrait ses oreilles et ses pattes frémissaient (paru dans Le Journal du dimanche, 8 décembre 1996).
« Marcel Aymé avait un chat qu’il adorait, qui venait sur son bureau réclamer des caresses pendant qu’il écrivait. Un jour qu’il avait un texte à finir, il a repoussé le chat. La bête est allée à la fenêtre, s’est jetée dans le vide et s’est tuée. Marcel me disait doucement : “Mon chat s’est suicidé.” Sans doute que le chat a simplement glissé, mais c’est tellement plus beau comme ça » (Yves Robert, Un homme de joie).