Fleuves

Dans le monde cosmopolite d’aujourd’hui, il faut être né de deux fleuves. Procéder de l’un et de l’autre par ses gènes, par son enfance, par son éducation, par ses voyages. N’être que de la Garonne ou du Nil limite l’horizon et l’ambition. Une eau seule ne crée pas dans l’âme ces remous, ces tumultes, ces inondations que provoque la confluence imaginaire de deux fleuves. Par exemple, la Seine et le Danube, la Loire et la Vistule, le Rhin et le Niger, le Rhône et le Mississippi. On est né auprès de celui-ci de parents issus de celui-là ; ou le père a grandi sur une rive de l’un et la mère sur une rive d’un autre ; ou la vie professionnelle de ses géniteurs a entraîné l’enfant à fréquenter tantôt un fleuve, tantôt un autre. Comme il n’y a pas deux fleuves semblables, il puise dans chacun ce qui imprègne sa sensibilité et qui, demain, donnera du débit au flux de sa création.

Alors, une chance pour moi d’être né à Lyon, rare ville traversée par deux fleuves, le Rhône et la Saône ? Quatre rives, vingt-huit ponts et passerelles, quatre viaducs, des quais au bord desquels s’élèvent des maisons très différentes, bourgeoises, cossues le long du Rhône, étroites, italiennes, populaires le long de la Saône. Des eaux qui charrient des géographies distinctes. Bref, le mythe intellectuel des deux fleuves à domicile ?

Eh bien, non, parce que, à la sortie de Lyon, la Saône se jette dans le Rhône (c’est toujours la femme qui se jette dans les bras de l’homme, n’est-ce pas ?). Les deux fleuves n’en font plus qu’un. La confluence s’opère sous nos yeux. Il n’y a plus de mystère. Le principe banal des vases communicants. On est dans la logique. On nage dans le franco-français. Lyonnais, je ne suis donc né que d’un fleuve.

Car je n’aurai jamais fonctionné à l’utopie des deux fleuves qui, très distants l’un de l’autre, ne peuvent se rencontrer que dans le rêve, dans la poésie, dans le fantastique. L’un et l’autre terminent leur course dans la mer, jamais la même. Être de deux fleuves, c’est être aussi de deux mers. Comment l’esprit n’en serait-il pas élargi, plus ouvert, enrichi, chambardé, et comme sans cesse battu par les flots ?

Beaucoup d’écrivains et d’artistes d’aujourd’hui, et plus encore de demain, possèdent et posséderont un imaginaire traversé par deux fleuves. Et plus si affinités.

> Géographie, Jeunesse

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