Melon

Il est rare aujourd’hui de rapporter du marché un melon immangeable, qui sent la glèbe ou la potion méphitique. Il y a encore des melons décevants, qui manquent de jus, de goût, mais l’on a plus de chances de tomber sur un cavaillon ou un charentais qui embaume, fond et répand dans la bouche son jus voluptueux.

À une époque où le choix d’un bon melon relevait de la loterie, dans l’épicerie de mes parents j’avais la réputation d’avoir la main malheureuse. Certaines clientes acceptaient d’être servies par moi, à condition que mon père — qui soupesait le melon, le retournait, le flairait, observait l’état de son pédoncule — me suppléât dans cet exercice délicat où je n’élisais que des courges. J’étais un peu marri, mais le sourire malin de mon père ne me blessait pas parce qu’il prouvait qu’il connaissait bien son métier et que ce ne serait jamais le mien.

La théorie de Bernardin de Saint-Pierre selon laquelle le melon est destiné à être mangé en famille parce que ses côtes le divisent en parties égales m’a toujours paru chichiteuse et antigastronomique. J’aime les gros melons coupés par moitié, que l’on mange à la cuillère. Comme autrefois le caviar dans un saladier. L’été, je pourrais ne me nourrir que de melons, de cerises, de fraises et de framboises. J’écris ces quatre mots et de ma feuille s’élèvent leurs parfums.

À propos…

J’ai toujours refusé de dire d’un homme prétentieux, fat, hautain, qu’il a attrapé, chopé, pris le melon. Associer ce fruit délicieux à la boursouflure de l’ego est un crime du langage (> Mots gourmands dévoyés). Avoir, prendre la grosse tête suffit. Ou, mieux, parce que plus dépréciatif, il ne se sent plus pisser ou il ne se prend pas pour une merde.

De grâce, qu’on laisse le melon à la gourmandise des gens simples.

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