Dictionnaire

Quand je dis qu’il ne se passe pas de jour que je n’ouvre un dictionnaire, les gens ne me croient pas. J’exagérerais pour l’exemple ou par modestie. C’est pourtant vrai. Au moindre doute sur l’orthographe d’un mot, sur son usage, ses acceptions, sur ses synonymes et leurs nuances, j’ouvre le Petit Larousse ou le Petit Robert, ou le Grand Robert, ou le Littré, ou encore des dictionnaires d’étymologie, d’argot, de synonymes, de conjugaison, etc. C’est une nécessité parce que je ne sais pas tout, loin de là, je ne suis pas sûr de moi, j’oublie, je confonds… C’est un plaisir parce que j’apprends, je découvre, je me rappelle, je compare, je rectifie. Je suis un ignorant éclairé.

Le célèbre grammairien belge Maurice Grevisse à qui je demandai si la langue française le trouvait parfois hésitant, me répondit que, oui, il lui arrivait d’être embarrassé par une construction bizarre, un accord incertain, un verbe très irrégulier.

« Alors, que faites-vous ?

— Oh ! c’est simple, je consulte mon Grevisse… »

Pendant la guerre, l’un des rares livres que j’avais à ma disposition était un Petit Larousse illustré du début des années trente. J’ai appris à lire dans les livres de l’école communale de Quincié-en-Beaujolais et dans le Petit Larousse. J’aimais le feuilleter, fureter dedans, y faire des rallyes, passant d’un mot à un autre comme on passe d’une étape à une autre, accompagnant chaque ligne de l’index de mes petites mains.

Je notais des mots sur un carnet à deux sous, les transférant de l’officiel dictionnaire dans un petit dictionnaire à moi où ils devenaient ma propriété, mes jouets, mes amis. Étant aussi un lecteur émerveillé des Fables de La Fontaine — des animaux qui parlent ! ça, alors ! — , j’y prenais des mots dont la signification m’échappait, à condition cependant qu’ils fussent jolis. Je leur faisais faire un tour par le Petit Larousse, puis je les recueillais dans mon carnet. Je pense être proche de la vérité si j’imagine que les mots alléché, proie (Le Corbeau et le Renard), Aquilon, Zéphir (Le Chêne et le Roseau), vermisseau (La Cigale et la Fourmi), courroux, glouton, canaille (Les Animaux malades de la peste) ont eu mes faveurs.

Pour rédiger les lignes précédentes j’ai repris les Fables de La Fontaine qu’à l’époque je savais par cœur. Je me suis demandé quels mots le petit garçon que j’étais alors avait choisis pour les coucher dans son carnet. Soixante-cinq ans après, s’efforcer de retrouver celui que l’on était dans un exercice bien précis, essayer de ressusciter ses goûts, ses curiosités, n’est pas une tâche impossible. Il m’a semblé que, ce faisant, le petit garçon bougeait en moi. Il s’amusait de ma tentative et, à la fin, il s’étonnait que je l’eusse si bien deviné.

Dans les petites classes, je me mettais au défi d’employer dans une rédaction un mot qui m’était sympathique. Il devait parfois, le pauvre ! tomber comme un cheveu sur la soupe.

J’étais d’autant plus fier de lire le Petit Larousse que la plupart de mes camarades en ignoraient l’usage, n’en ayant pas d’exemplaire à leur disposition. Eux aussi avaient accès à peu de livres. À la campagne, pendant la guerre, qui en aurait acheté ? Il y avait aussi pénurie de mots écrits.

Et voilà que, curiosité ou malice du destin, je finis ma vie en écrivant un dictionnaire très personnel qui est l’arrière-arrière-petit-cousin par alliance et par amour de celui que, enfant émerveillé, je lisais.

À propos…

Jean-Claude Lattès m’a fait découvrir à Lardiers, petit village des Alpes-de-Haute-Provence, un bistrot, La Lavande, où la rousse Manu prépare une brandade de morue et un poulet en escabèche dignes des meilleures tables provençales. Mais ce n’est pas pour ses talents culinaires que je l’ai embrassée en partant. Pour la présence, bien en vue, à la disposition des clients, des deux tomes du Petit Robert.

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