Souris

Quand on voit une souris, une autre n’est pas loin. C’est pourquoi, dans sa subtile sagesse, la langue française a fait de souris un nom féminin portant toujours la marque du pluriel.

Un jour, j’en aperçus deux qui se faufilaient le long des plinthes des murs du salon. C’était à une période de ma vie où je poussais le détachement jusqu’à me priver de chats. J’achetai dès le lendemain des tapettes et du gruyère.

« Prenez de l’emmental, me dit le fromager. Les souris le préfèrent au comté.

— Je sais pourquoi, dis-je. Les souris raffolent des trous. »

Dès potron-minet, je me précipitai dans le salon pour relever le tableau de chasse. Pas de souris, plus de gruyère ! Il en fut de même les matins suivants, alors que je m’ingéniais, chaque soir, à varier la grosseur des morceaux de fromage.

Étais-je tombé sur une nichée de souris particulièrement futées ? Pour ne pas vivre idiots au milieu des montagnes de livres, les chats des écrivains et des critiques littéraires ont appris à lire. Pourquoi pas aussi leurs souris ? Les miennes auraient-elles lu la notice des tapettes ?

Je voulus savoir comment elles s’y prenaient pour me berner. Un soir, j’installai un piège fourré d’un morceau d’emmental très goûteux dans une clarté crépusculaire, avec cependant assez de lumière pour que, du fauteuil où je faisais le guet, je puisse assister à leurs manigances. Bien sûr, l’attente fut longue. Quand je me réveillai, je constatai qu’une souris s’était encore nourrie à mes dépens. J’étais Tom, elle était Jerry. Elle m’avait une nouvelle fois fait la nique.

Je suis à peine plus habile à ferrer le poisson ou à décortiquer la langouste. Quand je monte une tente ou un meuble Ikea, ils s’effondrent avant la fin. Avec un marteau et des clous, je risque ma vie et, s’il y a des imprudents, celle des autres. Pourquoi mes doigts, qui ne sont pas des boudins, sont-ils aussi empotés ? Le responsable est plutôt mon cerveau : il ne transmet pas à mes mains des ordres justes ou des conseils judicieux. Y a-t-il chez les animaux la même proportion de maladroits que chez les humains ? A-t-on vu des lapins rater le creusement de leur terrier ou des hirondelles foirer leur nid ?

Cependant, pour attraper une souris avec une tapette, nul besoin d’être un orfèvre en bricolage. Ou d’avoir fait une école du génie. La disposition du fromage ne nécessite pas des visées, des calculs, des ajustements, un savoir-faire de trappeur de l’Alaska. Ça marche avec n’importe qui. Pas avec moi. Ni avec quelques autres infortunés du b.a.-ba de la technique. Il est probable que les outils sentent que nous sommes nuls. Ils ne nous aiment pas. Alors, ils prennent le parti de l’adversaire : la pince, celui de la langouste, le piquet, de la tente, le marteau, du mur. Et la tapette, de la souris.

À propos…

« Sa vie de petite souris effrayée… » (Pedigree) ; « Toute ta vie, tu as trottiné comme une petite souris » (Lettre à ma mère). Georges Simenon a toujours comparé sa mère — ils n’ont jamais eu l’un pour l’autre d’affection, encore moins d’amour — à une souris.

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