Fraîcheur

Jorge Semprun me dit un jour que le succès d’Apostrophes venait de ce que, n’ayant pas fait d’études supérieures, j’abordais la plupart des sujets avec une « fraîcheur » stimulante. Je découvrais, je m’initiais. Souvent, je manifestais de l’étonnement, que celui-ci fût vrai ou feint. Je n’étais pas dans la position du journaliste intellectuel qui en sait autant que ses invités et qui entend bien le démontrer pendant toute l’émission. Selon Semprun, j’avais su garder au fil des années, devant les écrivains les plus connus comme devant les plus dissimulés, une fraîcheur qui était en quelque sorte aussi celle du public.

Ce mot de fraîcheur était l’un des mots les plus souvent prononcés par mon épicier de père. Il aimait vanter auprès de la clientèle la fraîcheur des légumes et des fruits qu’il avait rapportés le matin même du marché-gare où il n’arrivait jamais après quatre heures et demie. Je l’y accompagnais, parfois, pendant les vacances. Je m’amusais d’entendre les grossistes lui vanter la fraîcheur des salades, des petits pois ou des framboises dont il allait faire l’acquisition de quelques cagettes. Peut-être, de retour chez elles, les clientes vantaient-elles à leur tour la fraîcheur des produits qu’elles avaient achetés chez mon père ? S’il avait tenu une poissonnerie, ce mot eût été un refrain perpétuel.

Le plus difficile quand on écrit un livre comme celui-ci, c’est de se rappeler, à travers des mots qui ont beaucoup vécu et qui appartiennent à tout le monde, leur fraîcheur au moment où ils se sont posés dans notre tête ou sur notre cœur. On voudrait ressentir leurs premières vibrations, apprécier de nouveau les couleurs et les odeurs qui étaient les leurs quand, par hasard ou par un effet de notre volonté, ils ont surgi dans notre existence. Retrouver l’innocence de l’enfant devant les mots. Ou la peur délicieuse de l’adolescent quand il en emploie certains qui ne sont pas encore de son âge et dont il pressent que, plus tard, ils pèseront lourd.

Les mots courants sont vieux, élimés, arthritiques, épuisés. Mais il est possible à chacun de nous, par amour pour eux, pour notre propre plaisir, de leur redonner leur vitalité initiale. Quand le mémorialiste a l’impression d’y parvenir, il se sent rajeunir et envahi par une miraculeuse fraîcheur.

À propos…

Dans le langage des lycéens d’aujourd’hui, « elle fait sa fraîcheur » signifie qu’elle frime, qu’elle crâne.

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