Montre

Durant mes neuf dernières années de télévision, je portais la montre qui me fut offerte pour mes soixante ans. On la voyait beaucoup sur le petit écran, surtout lors des émissions Double je enregistrées quand l’été autorisait les chemises à manches courtes.

Je ne crois pas que ce soit par hasard qu’elle a commencé à dérailler quelques semaines après mes adieux à la deuxième chaîne. Il y a sûrement eu un lien entre ma retraite et ses troubles moteurs. C’est une Cartier. Une vedette. Pas la star des stars au royaume bling-bling des montres-bracelets, mais une incontestable animatrice du temps qui passe. Toujours à l’heure, d’une ponctualité servile. Belle et discrète. À l’aise sous les sunlights et les caméras. Combien de fois, en douce, en toute confiance, l’ai-je consultée pour connaître le nombre de minutes écoulées depuis le début de l’émission ? Il me semblait que, quoique silencieuse, elle ronronnait de bonheur. Ah ! comme elle aimait la télé, ma Cartier ! S’afficher à mon bras devant des centaines de milliers de regards envieux, oh oui !

Mais les spots se sont éteints, les caméras n’ont plus tourné pour nous, et, comme beaucoup de célébrités disparues du jour au lendemain du petit écran, elle s’est laissée aller à la mélancolie, puis elle a plongé dans la déprime. Sinon, comment expliquer ses foucades qui lui faisaient prendre tout à coup dix minutes d’avance ou vingt minutes de retard, ses arrêts capricieux, ses dérèglements en passant d’un jour à l’autre ?

Parce qu’elle avait le sentiment de ne plus être de son temps, elle ne voulait plus être à l’heure.

J’étais d’autant plus irrité par son comportement qu’il n’était pas le mien. Je goûtais au contraire aux charmes d’une nouvelle vie dont étaient exclus les rendez-vous angoissants de la télévision. Je renouais avec des travaux et des plaisirs depuis longtemps abandonnés, quand je ne les découvrais pas. Ma montre était d’autant plus démoralisée qu’elle me sentait revitalisé, d’excellente humeur. Elle ne me comprenait pas. Non seulement la télévision lui manquait, mais elle s’agaçait de ne pas m’en voir porter le deuil. Deux raisons de détraquer son subtil mécanisme. Il faut en ajouter une troisième : quand j’ai pris la décision de ne plus fréquenter mes spots, je ne l’ai pas consultée.

Je l’ai souvent déposée chez Cartier. Je leur ai tout raconté. Sa gloire, sa disparition du petit écran, son spleen, ses pannes existentielles. « C’est dans sa tête ! » disais-je aux techniciens. Étonnés, ils fixaient la mienne. Chaque fois, ils me rendaient ma montre comme remise à neuf. Chaque fois, après quelques semaines, au mieux quelques mois d’exactitude résignée, elle rechutait. Des retards lents ou soudains, progressifs ou brutaux. Ces retards pour me rappeler qu’à mon poignet elle perdait désormais son temps. Ou bien, dépitée et rebelle, tout simplement elle s’arrêtait. Son message : plutôt mourir que de vivre dans l’anonymat.

J’ai pensé à demander à Michel Drucker de bien vouloir porter ma montre pendant ses émissions. De ne pas hésiter à l’exhiber sous les feux de sa popularité. Mais pourquoi ma montre, si prestigieuse soit-elle, prendrait-elle la place de la sienne, qui a une belle carrière derrière elle et qui, jusqu’à la mort de son maître, en a une très prometteuse devant elle ?

À moins que Michel Drucker n’accepte d’en porter deux ?

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