Farceur

Gombrowicz et Beduino attendaient l’autobus de la ligne 28, à Buenos Aires, quand l’écrivain proposa à son ami d’« en mettre plein la vue » aux passagers en jouant, lui, Gombrowicz, au chef d’orchestre et Beduino au musicien.

À voix haute, celui-ci interpella donc le maître installé quelques places plus loin.

« — Si j’étais vous, je ferais renforcer les contrebasses, et prenez garde aussi au fugato, maître…

Les gens tendent l’oreille. Moi, je dis :

— Hm, hm…

Lui :

— Et aux cuivres, dans ce passage de fa en … Quand a lieu votre concert ? Moi, je joue le quatorze… À propos, quand allez-vous me montrer cette lettre de Toscanini ?

Moi (très haut) :

— Vous m’étonnez, jeune homme… Je ne connais pas Toscanini, je ne suis pas chef d’orchestre et je ne comprends vraiment pas pourquoi vous tenez à poser devant les gens en jouant au musicien. Fi donc, à quoi rime de se parer des plumes d’autrui ? C’est très vilain !

Tous les regards, sévères, convergent vers Beduino qui, rouge comme un coq, me jette un coup d’œil assassin » (Witold Gombrowicz, Journal, t. II, 1959–1969).

J’adore cette farce de Gombrowicz parce qu’elle est astucieuse, ni méchante ni vulgaire. Il me semble que nos contemporains ne pensent plus guère à faire des farces à leurs amis ou ennemis. Règne l’esprit de sérieux. Il est vrai que le monde est rempli de farceurs patentés qui racontent n’importe quoi. Par comparaison, nos tours et facéties paraissent assez mièvres. C’est toute l’année que le bon peuple est prié de croire à d’énormes blagues du 1er avril, de sorte que ce jour-là il ne sait plus distinguer les vraies des fausses.

Les magasins de farces et attrapes ont fermé. L’usage du verre baveur, du coussin pétomane, du cigare explosif, de la bague-jet d’eau, du sucre-araignée, etc. s’est perdu. L’extinction du service militaire a entraîné la quasi-disparition du lit à bascule et du lit en portefeuille. Qui songerait aujourd’hui à écrire et publier une Encyclopédie des farces, attrapes et mystifications (1964) ? J’en fus un très modeste collaborateur, sous la direction de François Caradec, président général de l’AFEEFA (Association Française pour l’Étude et l’Expérimentation des Farces et Attrapes) et de Noël Arnaud, chancelier de l’IFFA (Institut Français des Farces et Attrapes). Ces associations de farceurs joyeux et érudits ont depuis longtemps mis la clé, qui fondait dans la main, sous la porte, sans serrure.

La télévision ne diffuse plus d’émissions mystificatrices comme La Caméra cachée et Surprise sur prise. Des personnalités étaient les acteurs et les victimes de supercheries parfois spectaculaires, souvent très amusantes. Ainsi, pour La Caméra cachée, au temps d’Apostrophes, me suis-je fait vendeur dans une librairie de la rue Marbeuf, à Paris. J’étais le seul employé à avoir revêtu une blouse grise. Des clients qui m’avaient reconnu ne s’étonnaient pas de me voir occuper cet emploi. Après tout, comme à la télévision, je vendais des livres. Les plus nombreux étaient cependant ceux qui marquaient de la surprise, voire de la stupéfaction. Avec naturel, sur le ton de la confidence, je leur expliquais que, la télévision payant chichement ses collaborateurs, surtout ceux qui travaillaient dans des émissions culturelles, j’utilisais mes compétences dans le commerce de détail pour arrondir mes fins de mois. Certains y ont cru. La réaction la plus étonnante a été celle d’une libraire, venue saluer notre hôte, et qui, m’apercevant, lui a dit : « Tu as engagé Pivot ? C’est une idée géniale ! Pourquoi, moi, je n’y ai pas pensé ? »

Un jour, peu avant le festival de Cannes, je fus invité au Goethe Institut pour voir en avant-première un film allemand qui allait, disait la rumeur, faire sensation. La plupart des critiques de cinéma étaient présents, ainsi que Marie-Claude Arbaudie, ma collaboratrice à Bouillon de culture pour le cinéma, et Cécile, ma seconde fille, journaliste à Studio magazine. Elles m’avaient réservé une place entre elles au premier rang. Le directeur du Goethe Institut nous présenta le réalisateur, tout juste débarqué d’un avion qui l’avait ramené de Los Angeles, et la projection commença.

Curieusement, on n’éteignit pas les lumières et l’écran, révolutionnaire, était composé de quatre petits écrans. Quant au film, il me plongea tout de suite dans la perplexité. On y voyait la même image — une jambe et un pied qui empêchaient une porte de se fermer — pendant une demi-douzaine de minutes. Puis ce fut un homme qui restait assis sur la cuvette d’un W-C et qui n’en bougeait pas. « Qu’est-ce que c’est, cette connerie ? » dis-je un peu fort. « Chut ! » soufflèrent mes confrères qui, derrière moi, l’air grave, convaincu, prenaient des notes.

Je pensai au film d’Andy Warhol, Sleep, qui montrait pendant huit heures un homme dormant dans son lit. Mais c’était Andy Warhol, alors que ce cinéaste allemand, inconnu, fatigué par son voyage, somnolait sur une chaise dans un coin de la salle. D’autres plans fixes se succédant toutes les trois ou quatre minutes, sans aucun rapport entre eux, je balançais entre l’exaspération et l’hilarité. Mais Marie-Claude et Cécile, très sérieuses, ne partageaient pas mes réactions et, autour de moi, mes confrères continuaient, passionnés, appliqués, de regarder et de noircir du papier.

C’était à devenir fou, quand, tout à coup, je dis à mes voisines : « Ça y est, j’ai compris, c’est Surprise sur prise ! », sans me douter qu’elles étaient complices de la farce et qu’elles avaient des micros sur elles. Elles parurent étonnées. Mais étais-je certain que cette projection fût une supercherie ? Tous ces critiques pour qui la connerie du film n’en était pas une ? Étais-je fermé à l’avant-garde ? Auraient-ils tous perdu leur après-midi pour me piéger ?

Je cherchai la caméra qui me filmait dans une salle qui, comme par hasard, était restée éclairée. Je crus la voir. Alors je sortis un journal et le lus jusqu’à la fin du film en jetant de temps en temps sur l’écran et sur mes confrères un regard goguenard.

Si je m’étais laissé avoir par les soi-disant sortilèges de la modernité, si j’avais cédé à la pression du snobisme, si j’avais été ridicule, comment aurais-je réagi vis-à-vis de ma fille et de ma collaboratrice ?

À propos…

J’ai raconté dans le Dictionnaire amoureux du vin le fameux congrès des farces et attrapes qui s’est déroulé, pendant le week-end de Pentecôte 1964, à Quincié-en-Beaujolais.

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