Famille

À Monique, Agnès et Cécile

Comme lorsqu’elles étaient bébés, mes deux filles — l’une étant plus proche de la cinquantaine que de la quarantaine — continuent de m’appeler papa. Cela paraît insolite quand mes petits-enfants m’appellent par mon prénom. On ne voit pas pour quelle raison ce terme affectueux, primaire, de papa — maman, mot composé de deux syllabes différentes, est un peu plus compliqué — serait abandonné en cours de route. Il continue de marquer au fil des années et de prolonger jusqu’à la mort du père la tendresse sonore de ses enfants, et, dans le même temps, de pérenniser son amour de naissance pour les deux jolies personnes que leur mère lui a données.

Papa ne présente qu’une seule difficulté : le mot ne se prête pas à une élégante signature quand l’auteur dédicace ses livres à ses filles.

Elles n’ont pas eu la chance d’accoster dans une famille, juive ou slave, par exemple, où les démonstrations d’adulation rythment les journées. Baisers, lèchements, caresses, câlineries, mamours, tu m’aimes ? je t’aime… Auraient-elles apprécié une telle profusion de gestes et de mots ? Peut-être pas, mais il est possible qu’elles n’auraient pas détesté recevoir un peu plus de marques d’affection. Nous appartenions à cette génération de parents qui adoraient leurs enfants tout en leur distribuant modérément les signes basiques de leur amour, pour l’essentiel des baisers. Nous formions une famille qui ne s’épanchait pas beaucoup. Et moins encore la famille dont j’étais l’aîné. Il me semble que mes filles et les pères de leurs enfants ont établi avec eux, à travers gestes et paroles, des relations amoureuses équilibrées, ni distantes ni étouffantes.

Si je compare le père que j’ai été avec les pères des générations suivantes, en particulier ceux qui sont entrés dans ma famille, je me sens un peu honteux. Il ne me serait pas venu à l’idée de torcher mes filles, de les laver, de les habiller, de les nourrir, de les bercer. Les promener, oui, et encore, pas longtemps. Il me semblait que la paternité m’obligeait surtout à gagner le plus d’argent possible — leur mère et moi, issus de familles modestes, étions des journalistes débutants —, à faire des piges rémunératrices. Ça m’arrangeait bien de penser que j’étais plus utile à ma famille dans la culture que dans la puériculture.

Le plus souvent, ce n’est que lorsque les enfants ont quitté le domicile familial que les papas se demandent s’ils ont été de bons pères. Ma réponse a tout d’abord été : correct, pas trop mal. Puis, à l’aune des papas d’aujourd’hui : velléitaire, inconstant, insuffisant, pouvait mieux faire. Bien sûr, leur mère et moi leur avons assuré l’essentiel : une existence confortable dans un grand appartement et dans une agréable maison de campagne. Quelques beaux voyages. Le nécessaire et le superflu. Une éducation à la fois rigoureuse et libérale. Un encouragement constant à s’instruire, à se cultiver, à aimer la vie.

Mais si j’entre dans le détail, je vois bien que je n’ai pas été assez disponible. Jamais le temps. La presse écrite et la radio d’abord, puis la presse écrite et la télévision. Des journées et des soirées, même le week-end, pendant lesquelles il y avait peu de place pour des sorties, des jeux, des films, des expositions, des conversations impromptues, des heures que l’on a plaisir à perdre ensemble. Lire, lire, toujours lire. Je dois bien l’avouer : j’ai rarement choisi de leur lire ou de leur commenter un livre avant qu’elles ne s’endorment, plutôt que de lire pour l’insatiable téléspectateur du vendredi soir, avant que lui aussi n’aille se coucher.

Si, parfois, une virée aux puces le dimanche matin, une visite au marché aux timbres, un accompagnement dans une salle de sport. Mais ils étaient si rares, ces accrocs à mon agenda de forçat de la lecture, que j’éprouve quelques scrupules à les mentionner. Je n’ai pas assez consacré de temps à écouter mes filles, à leur parler, à les faire rire, à leur donner des conseils, à chahuter avec elles, à jouer avec elles, à leur raconter des histoires, à leur donner des explications, à les prendre par la main.

À la longue, en additionnant, cela en fait, des heures et des jours et des semaines que le père a préféré consacrer à son travail plutôt qu’à ses filles…

Putains de livres !

Idem pour la vie conjugale. La lecture isole, sépare. Le lecteur fuit, il est toujours ailleurs. Les griots maliens, protecteurs de la famille, n’ont pas tort de détester les écrivains et les lecteurs parce qu’ils constituent un danger pour la cohésion du foyer. Elle et moi partagions la passion du football qui nous emmenait ensemble au Parc des Princes et, surtout, au stade Geoffroy-Guichard, à Saint-Étienne. Nous avons l’un et l’autre écrit un livre sur les Verts. Elle aussi se retirait, le soir, pour corriger des textes de journalistes, pour écrire et pour traduire. Nous alternions dans un bonheur tranquille solitudes et vie commune. Mais mes « absences » étaient beaucoup plus fréquentes et plus longues que les siennes. Elle acceptait sans se plaindre l’existence trop souvent recluse — sauf pendant les vacances où nous recevions beaucoup d’amis — que mes lectures sans fin lui imposaient. Son équilibre fortifiait le mien. Son énergie alimentait la mienne. Son humour s’accordait au mien, ma sensibilité à la sienne. Grâce à elle, parfaite maîtresse de maison, excellente cuisinière, je n’avais pas à me soucier de l’intendance. Je pouvais consacrer tout mon temps à l’ouverture des paquets de livres, à leur classement et à leur lecture. Je l’appelais après chaque émission pour recueillir « à chaud » son jugement de téléspectatrice. Plus d’une fois j’ai été dérouté. Le lendemain, samedi, nous avions assez de temps pour confronter nos impressions. Parfois, les filles s’en mêlaient. Tous les quatre nous dînions ensemble chaque soir, sauf le vendredi.

De nombreuses années se sont succédé, et je suis devenu peu à peu un lecteur plus pressé qu’un mari empressé.

Salauds de livres !

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