Un dimanche soir, à l’aéroport londonien d’Heathrow, un passager vint vers moi, souriant, la main tendue. Devant mon regard perplexe, embarrassé, il me dit : « Vous ne me reconnaissez pas ? — Votre visage me dit quelque chose, mais… — J’étais l’un de vos invités, avant-hier soir, sur le plateau d’Apostrophes ! »
Qu’il n’ait pas été le plus brillant n’était pas une excuse. Combien de fois suis-je passé pour un personnage distant ou hautain parce que je n’avais pas reconnu un visage ou que je n’avais pas su lui donner un nom ? C’est une infirmité dont j’ai beaucoup souffert.
Car, contrairement à la conviction du public que ma mémoire a été l’un de mes précieux auxiliaires, ce fut une décevante collaboratrice, une passoire. Enfant, je lisais cinq ou six fois une fable de La Fontaine et je la savais par cœur. Mais, vers l’âge de onze ans, je fus atteint d’une primo-infection qui m’envoya pendant deux mois dans un préventorium. Revenu guéri, je constatai avec stupéfaction, puis avec une résignation douloureuse, que ma mémoire ne fonctionnait plus comme avant. Elle était devenue poreuse. Des médecins m’ont dit que je n’avais pas été le seul adolescent dans ce cas et qu’on n’a jamais bien su expliquer pourquoi une infection des poumons pouvait provoquer des troubles de la mémoire.
Toute ma vie, et plus encore quand j’animais des émissions pendant lesquelles le recours à la mémoire devait être spontané, j’ai pâti de ne pas avoir à ma disposition un grenier plein de souvenirs, de références, de citations, de noms, de titres, d’idées, de raisonnements, d’images, comme les énormes silos dans lesquels puisent à volonté Jean d’Ormesson, Jorge Semprun ou Robert Sabatier. Comme je les enviais !
Cette déficience m’a obligé à toujours prendre des notes pendant mes lectures, à fournir plus de travail et, avant chaque émission ou entretien, à ordonner mes références et mes questions. Je me comportais en étudiant plus appliqué que doué.
Mais j’avais un atout : si ma mémoire ne résistait guère à l’érosion du temps, pendant quelques jours elle faisait preuve d’intensité, d’acuité, de bonne volonté. Elle se mobilisait assez pour m’assurer chaque semaine une gouvernance correcte de l’émission. C’est pourquoi je pouvais recourir sans effort apparent à telle citation d’un livre qui infirmait les propos de son auteur ou à telle référence à laquelle je faisais spontanément appel pour alimenter le débat ou pour aider un écrivain embrouillé dans ses explications. Parce que je venais de les lire, je connaissais souvent mieux que leurs auteurs le contenu des livres. Ils les avaient écrits voici plusieurs mois, les avaient un peu oubliés, avaient négligé de les relire. Aux yeux des téléspectateurs ma mémoire paraissait bien meilleure que la leur. C’était une illusion de circonstance.
Comme l’instituteur qui, à la fin de la journée, efface tout ce qui a été écrit sur le tableau, à la fin de la semaine je passais un coup de torchon virtuel sur mon front. J’allais pouvoir y imprimer ce que j’apprendrais de la lecture des livres de l’émission suivante.
Ne s’inscrivaient durablement dans ma mémoire que les quelques ouvrages qui, au cours de l’année, m’avaient fortement impressionné. Mais, plus tard, pour m’y référer, pour les citer, il faudrait que je relise mes commentaires dans les marges et tous les passages que j’avais soulignés.
Je suis si peu sûr de ma mémoire que je suis obligé de vérifier le texte des citations les plus connues et le nom de leurs auteurs. Cela m’aura fait perdre beaucoup de temps, mais évité bien des erreurs. Je ne sais plus qui a dit : « Une tête sans mémoire est comme un pays sans défense. » De Gaulle ? Napoléon ? Churchill ? Bergson ? Je vérifie dans un dictionnaire des citations. C’est Napoléon. Il a écrit exactement : « Une tête sans mémoire est une place sans garnison. »
Jean d’Ormesson : « J’ai connu beaucoup de gens qui se plaignaient de leur mémoire, jamais de leur intelligence. »