Jeudi

Bien que le jeudi fût le jour de repos des élèves, nous nous couchions, ce soir-là, harassés, le corps en souffrance. Nous avions disputé un match de football contre l’équipe d’un autre collège, lycée ou pensionnat, et, selon le résultat, notre fatigue était délicieuse ou pénible.

Le terrain caillouteux et légèrement en pente sur lequel nous recevions les équipes adverses se situait à Montessuy, à environ cinq kilomètres de mon pensionnat lyonnais. Nous nous y rendions à pied, en rangs par deux, coupant au plus court à travers la Croix-Rousse artisanale et commerçante. Il y a longtemps que la ville s’est étendue jusqu’à ce no man’s land alors piqué d’un fort. S’y dressent maintenant des barres d’immeubles. À la mi-temps, nous apaisions notre soif avec un demi-citron. Le coupeur de citrons se faisait toujours un peu chambrer. C’était un membre de l’équipe qui ne jouait pas, soit parce qu’il était blessé, soit parce qu’il n’avait pas été retenu. J’ai plus souvent coupé les citrons que mes camarades Gérard Faye, élégant, calme et avisé défenseur, et Jean-Claude Jacquemet, le diable fait ailier droit. C’était il y a plus de soixante ans. L’existence ne nous a pas séparés.

Le retour au pensionnat Saint-Louis se faisait par les mêmes chemins de banlieue qu’à l’aller, puis les rues de la ville. Je ne me souviens que des cris, des rires, des chahuts de la victoire. Il est vrai que nous gagnions souvent. Aucune tristesse à l’idée de retrouver les hauts murs de l’internat et les élèves qui y étaient restés enfermés toute la journée. Car j’avais le sentiment que cette escapade que le football nous autorisait chaque jeudi était plus qu’un entracte dans notre vie de pensionnaires, beaucoup plus qu’une sortie avec des copains : une promesse pour l’avenir. Il suffisait donc de se débrouiller pas trop mal avec un ballon pour obtenir un peu de liberté. Il suffisait de marquer un but de plus que l’adversaire pour se sentir pénétrés de la conviction que nous étions du clan des élus. Allons ! le monde n’était pas aussi redoutable qu’on nous le disait. Nous saurions nous y faire notre place.

Je revenais du foot gonflé à bloc. Quitte, dès le lendemain, à piquer du nez dans le désenchantement pour une mauvaise note.

Un laïc, le professeur de mathématiques des grandes classes, M. Freyssenet, avait la responsabilité de l’équipe des cadets. Il y avait toujours un cours de maths, le vendredi. Les joueurs qui avaient marqué un but la veille, ou qui avaient brillé, échappaient à l’interrogation orale. Cette récompense somme toute justifiée n’était ni officielle ni même reconnue par le professeur. On était dans une tradition silencieuse. Les quelques fois où j’ai trompé le gardien adverse, je pensais, tout de suite après l’explosion de joie, que je pourrais faire l’impasse, le soir, sur la leçon. Mais, le plus souvent, je ne coupais pas à l’interro. Ce qui avait été stimulé en moi, les jeudis, par les matches était alors découragé, les vendredis, par les maths.

> Dimanche, Football

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