Chose

Un jour, j’eus l’idée d’une émission qui se serait intitulée « Le petit quelque chose en plus ». Beaucoup de gens illustres ou célèbres, de jadis, d’hier et d’aujourd’hui, ont ajouté aux exploits, aux activités, admirables ou détestables, qui leur ont valu ou qui leur valent leur renommée un petit quelque chose. Ce détail, cette particularité, ce « gimmick », ou mieux cette mini-mythologie, est devenu tellement connu du public qu’il les identifie spontanément. Exemples : le tonneau de Diogène, la moustache de Dalí, la main de Napoléon dans son gilet, le chapeau de Mitterrand, la madeleine de Proust, la chemise blanche échancrée de Bernard-Henri Lévy.

Cette singularité est soit une caractéristique physique, soit un vêtement, soit un accessoire, soit un animal, soit toute chose à laquelle leur image est immédiatement liée, leur réputation indéfectiblement associée.

Cela vaut aussi pour des personnages imaginaires auxquels leurs créateurs ont donné un « truc » original qui ne s’oublie pas. Exemple : le nez de Cyrano.

Toutes les femmes et tous les hommes passés à la postérité ou installés dans la considération du moment n’ont pas « un petit quelque chose en plus ». Mais beaucoup le possèdent. Mettez au cours d’un repas la conversation là-dessus et vous constaterez que les convives, piqués au jeu, feront assaut de références. Dans le désordre ils citeront probablement :

• le panache blanc d’Henri IV

• la cuisse de Jupiter

• l’oreille de Van Gogh

• la dictée de Mérimée

• les bananes de Joséphine Baker

• la moustache de Staline

• les yeux de Michèle Morgan

• l’épée de Damoclès

• les pommes de Cézanne

• le bandana de John Galliano

• la barbe de Victor Hugo

• les lunettes de Trotski

• le chapeau de Gaston Defferre

• le masque de Zorro

• la cigarette de Michel Houellebecq

• la pomme de Newton

• le sourire de la Joconde

• la cafetière de Balzac

• le chapeau de Marc Veyrat

• les yeux d’Elsa (Triolet)

• les chats de Léautaud

• la canne de Charlot

• la tête de veau ou la bière Corona de Chirac

• le nez de Cléopâtre

• la petite robe noire de Piaf

• la surdité de Beethoven

• la salopette de Coluche

• le cigare de Churchill

• le keffieh d’Arafat

• les seins de Sophie Marceau

• le manteau de saint Martin

• le chien de Michel Drucker

• le fauteuil de Molière

• l’imperméable d’Humphrey Bogart

• l’imperméable et le cigarillo de l’inspecteur Colombo

• la moustache d’Hitler

• le tournedos Rossini

• la voix éraillée de Mauriac

• le chapeau de Monsieur Hulot

• la pipe de Simenon et de Maigret

• les lunettes de Harry Potter

• la pomme de Guillaume Tell

• la barbe de Raspoutine

• la rose de Nehru

• l’entrejambe de Sharon Stone (Basic Instinct)

• la brouette de Pascal

• le mégot au coin des lèvres de Prévert

• les lunettes d’Elton John

• la frange de Louise Brooks

• l’écharpe rouge de Pierre Rosenberg

• le canotier de Maurice Chevalier

• les loups d’Hélène Grimaud

• le parapluie de Chamberlain

• le crâne rasé de Yul Brynner

• la moustache de José Bové

• la poitrine de Mae West

• la langue tirée d’Einstein

• les lunettes noires, le catogan et les gants de Karl Lagerfeld

• le crâne rasé de Barthez (« le divin chauve »)

• le chapeau et la fleur à la boutonnière de Charles Trenet

• la baignoire de Marat

• la pomme d’Ève et d’Adam

• les chats de Colette…

Cette liste est loin d’être exhaustive. Et déjà, vous, lectrice, lecteur, avez pensé à d’autres petits « quelque chose en plus ». Chaque émission quotidienne n’aurait pas duré plus de deux minutes. Juste assez de temps pour expliquer le pourquoi et le comment de ce détail qui est resté dans la mémoire des hommes. Illustrations. Vérité ou légende ? Deux minutes de culture et de récréation populaires. Ou, si l’on préférait, une émission thématique plus longue : les moustaches, les lunettes, les animaux domestiques, les chapeaux, etc.

Mais quand j’ai eu l’idée de cette série, en 2006, je n’étais plus grand-chose à la télévision. Dix ou vingt ans auparavant, quand on considérait que j’y faisais de grandes choses, ça n’aurait pas été la même chose. Les choses étant ce qu’elles sont, devant les jeunes technocrates des chaînes du service public, il faut dire les choses, je n’étais plus qu’un « has been ». Mon influence, mon prestige dataient un peu, c’était dans l’ordre des choses. « Je ne vois pas bien la chose », disait l’un ; « Ce ne sera pas une chose facile à faire », disait l’autre. Bref, refusé. Ce sont des choses qui arrivent. Mais ça m’a fait quelque chose

Le mot chose est un miracle de la langue française. Il peut tout remplacer : des objets, des idées, des souvenirs, des projets, des paroles, des sentiments, des utopies. Et même le sexe : il est porté sur la chose. Et même la justice : l’autorité de la chose jugée. Et même le temps : le cours naturel des choses. Et même Dieu : je pense que derrière tout ça il y a autre chose.

La chose est tellement malléable et transformable qu’elle accepte le genre masculin. Pour remplacer un machin, un truc, un bidule. Un chose bizarre. Un petit quelque chose. À ce propos, où en est le projet du « Petit quelque chose en plus » ? Dans l’état actuel des choses, nulle part. Mais quelque chose me dit…

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