Chambre-bibliothèque

Il faut déconseiller la présence de livres dans les chambres. On ne dort pas bien adossé à une bibliothèque. Vous, douillettement allongé, les volumes, eux, debout, verticaux, qui vous font la tranche ! Ils en ont marre de n’être jamais pris et lus ; ils voudraient bouger et ne plus dormir. Leurs couvertures jalousent celles du lit, molles, étalées, avec des plis vulgaires. Ils détestent plus encore les journaux, en vrac, par terre, ou les nouveaux livres, en pile sur la table de chevet, choisis sur une liste de best-sellers. Ils ne sont pas dignes de prendre place à côté d’eux. D’ailleurs il n’y a plus de place.

Les livres ne sont pas des paquets de mots inertes. Les romans, surtout, émettent des ondes qui se glissent dans la tête sans défense du dormeur et se mêlent à ses rêves quand ils ne les déclenchent pas. Quelle imprudence de passer la nuit dans la compagnie de la veuve Couderc, de Raskolnikov, de Créon, de la Merteuil, de Ganelon, de Meursault, de Fantômas, de Thérèse Raquin, d’Œdipe, de Rastapopoulos, de Macbeth, de Mme Mac’Miche, des Atrides, de Thénardier, de la statue du Commandeur… Il faut craindre ces méchants personnages de roman et de théâtre. Ils sortent des livres, au mieux pour tirer les pieds ou les oreilles de celui ou de celle qui croit dormir en paix, au pire pour le ou la plonger dans des cauchemars. Portes closes, volets fermés, rideaux tirés, on s’est coupé du monde, alors qu’on est couché à quelques mètres ou centimètres d’un autre monde, du crime, de la trahison, de la vengeance, de la colère de Dieu, royaume barbare installé par légèreté et imprévoyance culturelles dans la pièce la plus intime.

À cela il sera objecté que la littérature classique abonde aussi en héros, saints, fées de bienfaisance, protecteurs, femmes de bonté, hommes de courage, personnages au grand cœur, et qu’ils peuvent tout autant se manifester la nuit que les affreux. Eh bien, non, l’expérience nous apprend que, figés dans leurs bons sentiments, ils délaissent rarement leur position vertueuse, alors que les scélérats, les criminels et les maudits, cherchant sans cesse, surtout la nuit, à s’évader des pages où les écrivains avaient cru les enfermer, sont irrésistiblement attirés par les innocents dormeurs.

La présence dans la bibliothèque de la chambre de Don Juan, Casanova, Sade, des libertins du XVIIIe siècle, de Miller (Henry), de Bataille, de Pauline Réage et d’autres auteurs du coït ininterrompu stimule-t-elle ou paralyse-t-elle la pratique de l’amour ? Les expériences sont contradictoires. Selon une enquête de l’institut américain Love, sexe and bed, la lecture de quelques pages érotiques encourage vivement les partenaires — on s’en doutait —, alors que l’irruption dans la tête d’un homme en pleine activité sexuelle du nom d’un écrivain ou d’un personnage érotomane peut couper brutalement son effort. Surtout si la femme, les yeux encore bien ouverts, s’exclame : « Ah ! mais je n’avais pas remarqué, chéri, que tu as Les Onze Mille Verges d’Apollinaire ! »

> Cuisine-bibliothèque, Lecture (1), Salon-bibliothèque, W-C-bibliothèque

Загрузка...