Lecture (3)

Proust et Tolstoï sont les écrivains les plus redevables au corps médical. Quand une convalescence s’annonce longue, on se dit que c’est l’occasion ou jamais de lire la Recherche ou Guerre et Paix. Ces deux œuvres ont partie liée avec la chirurgie lourde et les virus les moins aimables. Lorsqu’un inspecteur de la Sécurité sociale remarque la présence de Proust ou de Tolstoï sur la table de chevet ou du salon de l’assuré, il sait d’expérience qu’il ne triche pas, mais que son arrêt maladie risque de ne se terminer qu’à la fin d’une lecture que le convalescent voudra mener jusqu’au bout.

À condition d’être seul dans une cellule, un séjour en prison peut être utilisé comme session de rattrapage de lecture. Quand les peines infligées sont courtes, les juges devraient demander aux condamnés quels livres, quels auteurs ils ont l’intention de lire derrière les barreaux et adapter la peine au temps de lecture supposé. Deux mois pour Sagan, six mois pour Camus, un an pour Sartre. Il est nécessaire que les prisons aient des bibliothèques fournies et bien tenues.

Jean-Jacques Brochier, qui fut le rédacteur en chef du Magazine littéraire pendant trente-cinq ans, a commencé sa vie publique dans une prison lyonnaise. Il avait porté des valises du FLN. Il évoquait sans rancœur ni tristesse son enfermement. Il lui avait permis de lire à satiété, en particulier les livres que les éditeurs lui avaient envoyés gratuitement en tant que prisonnier politique. Gallimard lui avait fourni des ouvrages de Jean-Paul Sartre qu’il n’avait pas encore lus.

Nous étions ensemble dans la même classe de philo, au lycée Ampère, et, déjà, Brochier nous éblouissait et nous fatiguait avec ses incessantes références à L’Être et le Néant. Il était le seul élève à avoir lu et compris ce pavé philosophique.

De son séjour dans les prisons polonaises après le coup d’État du général Jaruzelski, le 13 décembre 1981, et l’interdiction de Solidarnosc, Bronislaw Geremek retira un « grand enrichissement culturel ». Grâce aux lectures qu’il eut le loisir de faire. « Relire en prison l’analyse par Michel Foucault de l’univers carcéral (Surveiller et punir) a été pour moi une expérience absolument extraordinaire. J’étais amené par les circonstances, en effet, à me poser des questions qui ne me seraient jamais venues à l’esprit si je l’avais simplement lue dans un cadre universitaire, comme l’importance de l’architecture dans le sentiment de réclusion, ou comme le rôle de ce sentiment dans l’accomplissement de la peine. »

Geremek profita de la prison pour améliorer sa connaissance de l’italien. Il prit tout son temps pour lire et savourer, dans l’édition originale, Le Nom de la rose, d’Umberto Eco, plongée romanesque dans le Moyen Âge, époque dont il était l’un des historiens les plus érudits.

Sade, Dostoïevski, O. Henry, Verlaine, Wilde, Genet, Soljenitsyne, etc. Il faudrait faire un essai sur les livres lus par les écrivains durant leur internement en prison ou dans des camps, et l’influence de ces lectures sur leurs œuvres.

À propos…

Le père et la fille ne s’étaient pas vus de toute la guerre. « Quel livre lis-tu en ce moment ? » fut la première question que Malraux posa à Florence, douze ans.

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