Lunettes

C’est probablement un Florentin ou un Vénitien qui inventa les lunettes, mais les historiens ne sont pas d’accord sur son identité. Quel qu’il fût, il mérite notre gratitude, et nous espérons que, depuis sept siècles, il les porte au Paradis.

Selon Alberto Manguel, les premières lunettes apparues sur un tableau sont celles d’un cardinal de Provence, Hugo de Saint-Cher, son portrait ayant été peint en 1352 par Tommaso da Modena. Le cardinal est à sa table de travail. Il écrit. « Ses lunettes, appelées “lunettes à rivets”, consistent en deux lentilles rondes entourées de montures épaisses et fixées au-dessus de l’arête du nez, de telle façon qu’on pouvait en régler la pression » (Une histoire de la lecture).

Quand j’ai dû me résoudre à porter des lunettes pour lire — mes bras n’étant plus assez longs pour éloigner le livre de mes cristallins fatigués —, j’étais très agacé. Je n’ai jamais glissé à mes doigts chevalière, alliance ou bague, un phénomène de rejet se produisant aussitôt, comme s’il y avait une incompatibilité entre le métal et ma peau. Mon nez, mes tempes, mes oreilles manifestèrent la même intolérance envers les lunettes. Mais je n’avais pas le choix. J’optai pour des demi-lunes qu’il était commode d’enlever rapidement du nez et d’y remettre quand l’exigeait la lecture ou l’écriture.

Ces demi-lunes devinrent célèbres. De ce modèle il se vendit des milliers d’exemplaires. C’était mon « petit quelque chose en plus » (> Chose). L’objet auquel mon image était désormais attachée. Plus aucun caricaturiste ne me représentait sans ma prothèse un peu folle. Car, pendant toutes les émissions, mes lunettes ôtées, remises, enlevées, chaussées, retirées, reprises, suivant au bout de mes doigts les arabesques de mes gestes spontanés et nombreux, n’étaient jamais au repos et dessinaient sur l’écran une géométrie aussi anarchique qu’amusante. Et quand, parfois, après une lecture de quelques lignes, je gardais les demi-lunes sur le bout de mon nez, regardant mes invités par-dessus, cela me donnait un petit air inquisitorial dont je n’avais pas conscience et qui réjouissait les téléspectateurs.

Un soir, au cours d’un match de football, je ne vis pas la main d’un défenseur dans la surface de réparation, ni, quelques minutes après, un tirage de maillot dans la surface adverse. L’ophtalmologue me dit que mon avenir dans les tribunes des stades passait par des verres correcteurs. Adieu, demi-lunes ! J’entrai dans la catégorie des hommes à double foyer.

À propos…

De Jean Dutourd j’ai reçu du temps d’Apostrophes une lettre dont l’enveloppe était ainsi libellée :

« Près des Ternes, 7 avenue

Niel, 17e, à Paris

Monsieur Pivot s’use la vue

À bouquiner sous ses lambris. »

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