Corps

La théière de Nabokov contenant du whisky est bien connue. Durant l’émission d’Apostrophes, en direct, il ne voulait pas donner aux Français le spectacle d’un homme qui buvait de l’alcool. « Encore un peu de thé, monsieur Nabokov ? »

Ce qui fut peu dit, c’est que, souffrant de la prostate, il avait demandé qu’un urinoir de secours fût installé derrière le décor. Il n’aurait eu que quelques mètres à faire pour pisser discrètement, tandis que la caméra serait restée sur Gilles Lapouge et moi. Nous aurions échangé quelques propos sur le maître en attendant son retour. Nous n’avions rien préparé parce que j’étais certain que la prostate de Nabokov le laisserait tranquille pendant plus d’une heure. D’ailleurs, l’émission terminée, il bavarda encore longuement avant de se rendre aux toilettes de tout le monde.

Mon optimisme se fondait sur la capacité de notre corps à relever un défi dans des circonstances exceptionnelles. La force du mental est telle que, provisoirement, pour un temps limité, il remet de l’ordre là où se sont installés des troubles organiques. François Périer m’a raconté que, plusieurs fois, il avait joué sur scène avec une grippe et une forte fièvre, celles-ci disparaissant miraculeusement au lever de rideau et reprenant possession de lui dès la fin des applaudissements.

J’ai fait la même expérience lors de mon tête-à-tête, en direct, avec Marguerite Duras. Toute la journée, fiévreux, hanté par l’un de mes deux ou trois énormes rhumes annuels, n’ayant cessé d’éternuer, de moucher, de cracher, de tousser, de pleurer, de transpirer, je craignais d’offrir un triste spectacle à ma prestigieuse invitée, que je rencontrais pour la première fois, et qui, imaginais-je, était femme à redouter la transmission des microbes.

Quelques médicaments absorbés une heure avant l’émission, et surtout ce fameux orgueil du corps qui ne veut pas lâcher son propriétaire quand se joue, en public, une partie importante, me rendirent à mon état normal dès que j’entrai dans le studio.

Pas un éternuement pendant l’émission. Pas une toux. Le nez sec, une gorge de velours. Le mouchoir inutile. Mais dès que j’eus dit : « Bonsoir à tous, à la semaine prochaine » et que le réalisateur eut lancé le générique de fin, toutes les vannes de ma pauvre tête cédèrent. Stupéfaite, Marguerite Duras me vit en un instant me transformer en déflagrations, écoulements, éructations et tentatives d’écopage. Elle me demanda ce qui m’arrivait. Je lui répondis, une main devant la bouche, les yeux humides, que, grâce à elle, je venais de passer une heure vraiment très agréable, en bonne santé, et que je l’en remerciais.

Une crise de coliques néphrétiques m’assaillit quarante-huit heures avant une émission d’Apostrophes. Le chirurgien me dit que, si je voulais être présent sur mon plateau le vendredi soir, il ne pourrait me retirer le fâcheux calcul que le samedi. Entre-temps, seules des injections de morphine calmeraient la douleur, qui est insupportable mais qui n’est pas permanente, disparaissant aussi mystérieusement qu’elle réapparaît avec violence. Je l’assurai que, pendant l’émission, le caillou me laisserait tranquille, ma volonté imposant à mon corps de prendre toutes les dispositions pour le bloquer dans un endroit où il se ferait oublier. Le médecin ne voulut pas courir le risque. Il installa dans l’un de mes avant-bras un cathéter par lequel, assis au premier rang du public, il m’aurait injecté discrètement, hors caméra, une dose de morphine en cas de réveil soudain de la douleur. Comme je l’avais prévu, elle ne réapparut qu’après l’émission, quand j’arrivai à l’hôpital.

Quelque part Octavio Paz dit que nos corps sont « des hiéroglyphes sensibles ».

> Chocolat

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