Géographie (1)

Toute ma vie, je suis allé dans des lieux qui, comme par hasard, se situaient dans une pliure de la carte, là où il n’est pas commode de l’étaler et de la lire. Quand c’était un atlas routier, je découvrais, énervé, que j’allais me rendre dans un endroit qui figurait dans le coin d’une page et que, pour y parvenir, je devrais consulter une ou deux autres pages où les routes d’accès, se trouvant elles aussi aux extrémités, me paraîtraient incertaines.

Pourquoi jamais la ville ou le village plein centre ?

Pourquoi, conducteur ou passager, être chaque fois dans l’obligation de déplier, de replier, de redéplier, de regarder comment ça continue de l’autre côté ou sur l’autre page, de vérifier si la départementale ou la vicinale est bien la même que celle repérée avant d’avoir, excédé, changé de côté ou de page ?

Ce « syndrome de la pliure » est une vengeance de la géographie. Elle ne m’a jamais pardonné de ne représenter par mes ascendants que deux départements, de surcroît limitrophes : la Loire et le Rhône. Je suis le rejeton de familles de paysans enracinés dans leur terroir, qui n’ont pas cherché à savoir ce qui se cachait derrière l’horizon. Des sédentaires, des culs de plomb qui sont restés là où le destin les avait placés et qui s’y sont trouvés bien. Les seules frontières qu’ils aient franchies, c’étaient celles, sans risque, de leurs cantons.

Français du centre de la France, je me suis toujours senti lisse, pauvre, sans mystère, lorsque je rencontrais des femmes et des hommes porteurs de chromosomes apatrides, de filiations incertaines. Ils étaient nés dans des pliures de la géographie, dans des codicilles de l’histoire. Leur sang était un peu ukrainien, un peu polonais, un peu hongrois, un peu juif, avec peut-être quelques gouttes de calva ou de grappa. Ils parlaient plusieurs langues, ils récitaient des poèmes russes ou grecs, ils jouaient d’un instrument de musique. Plus les routes de leurs aïeux avaient été nombreuses et chaotiques, moins ils hésitaient sur les chemins à prendre, quitte à bifurquer sur un coup de tête et à rompre avec des amours, des amis et des habitudes auxquels on les croyait attachés.

J’étais fasciné par leur mépris des frontières. Je souffrais de leurs tentatives d’aller voir ailleurs. Leur sens de l’orientation n’était jamais pris en défaut. Et quand ils consultaient une carte ou un atlas, eux qui provenaient de recoins, de plissements, de dévers, de nulle part, ils mettaient le doigt, là, au beau milieu de la page, au plus lisible de la géographie.

Le GPS a supprimé la pliure et son syndrome.

> Fleuves, Jeunesse

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