Conversation

À des éditeurs italiens qui se plaignaient de n’avoir pas d’Apostrophes sur leurs chaînes de télévision, j’avais répondu que c’était d’autant plus incompréhensible qu’au pays de la commedia dell’arte on sait parler avec spontanéité et vivacité. Longtemps après, je fus invité par la Rai à regarder, plus qu’à y participer, une émission littéraire qui, m’avait-on dit, s’inspirait de la mienne. J’en sortis horrifié. Excités par un animateur tonitruant, les invités s’engueulèrent une heure durant en brandissant des livres comme des gardes rouges du président Mao. J’en conclus que les Italiens étaient trop volubiles, trop bavards, en somme trop latins, pour préférer à une empoignade tohubuesque une conversation courtoise, et de temps en temps un peu agitée.

À la même époque, on me rapportait qu’en Angleterre les « talk-shows » politiques ou littéraires étaient ennuyeux. Ils manquaient de flamme. André Maurois disait dans Les Silences du colonel Bramble qu’il était dans la tradition des Anglais de disqualifier leurs compatriotes si leur conversation péchait par véhémence.

Celtes gaulois, Latins tempérés, les Français seraient-ils plus doués pour le colloque que leurs voisins, trop impétueux ou trop mornes ? Serions-nous faits d’un assemblage de tchatche méditerranéenne, mais pas trop, et de retenue anglo-saxonne, mais pas toujours ? Nos conversations littéraires seraient-elles une heureuse combinaison, chez les écrivains, du roman et de la philosophie, de la passion et de la réflexion ?

Les écrivains étrangers, en particulier les Américains, repartaient étonnés d’avoir pu parler de leurs livres, que l’animateur avait lus, sans avoir été interrompus par la publicité, par un ministre, une stripteaseuse ou un champion de golf invités en même temps qu’eux. Ils découvraient le charme de la conversation littéraire ou intellectuelle à la française. Et son efficacité sur les ventes. Enfin, ils s’amusaient d’être reconnus dans les cafés, les restaurants et même dans la rue s’ils restaient à Paris les jours qui suivaient Apostrophes.

De même que la manière de jouer au football en France est différente de la façon dont ce sport est pratiqué en Angleterre et en Italie, de même notre art de la conversation, tel que nous l’avons hérité des salons du XVIIIe siècle, ne ressemble pas à celui exercé par les Britanniques, plus feutré, plus académique, et par les Italiens, plus sonore et illustré des gestes de Pulcinella.

Que les conversations scientifiques, intellectuelles, littéraires et mondaines, qui ont fait la réputation des salons de la marquise du Deffand, de Mlle de Lespinasse et d’autres femmes d’esprit comme Mme Geoffrin, Mme de Tencin ou Mme de Lambert, n’aient été ni enregistrées ni filmées est bien dommage. Le progrès arrive toujours trop tard. Il n’est cependant pas difficile d’imaginer l’éclat, la profondeur, la finesse, la causticité des propos échangés dans le salon ou dans la salle à manger — dîner ou souper — quand les invités s’appelaient Montesquieu, Fontenelle, Marivaux, Maupertuis, d’Alembert, Turgot, Condorcet, Diderot, etc. Plus d’autres encyclopédistes, des aristocrates éclairés, de fieffées libertines, des abbés spirituels, des poètes, des jésuites… Seigneur, quelle distribution !

Dès le lendemain, la rumeur rapportait les réflexions et les saillies des uns et des autres, parfois leurs disputes. La ville commentait. Comme étaient commentés les échanges entre écrivains réunis la veille sur le plateau d’Apostrophes. Ces dames du XVIIIe ne régnaient pas seulement sur les derniers salons où l’on cause, mais déjà sur les premiers plateaux où l’on débat. Nous n’avons rien inventé.

Mme du Deffand dirigeait-elle la conversation ? Quand, rarement, celle-ci languissait, se traînait, s’enlisait, s’éteignait ou se fourvoyait — tous ces verbes démontrent que la conversation est un corps bien vivant —, la soutenait-elle ? L’alimentait-elle ? La nourrissait-elle ? La réchauffait-elle ? Arrivait-il à Mlle de Lespinasse de calmer ses invités, de retirer la parole à l’un, bavard, pour la donner à un autre qu’on n’avait guère entendu ? Ont-elles l’une et l’autre créé bien avant l’heure la fonction d’animatrice de débat ?

La comparaison avec les salons télévisés d’aujourd’hui ne tient pas. Parce que tout simplement Mme du Deffand était l’égale de ses invités. On venait chez elle d’abord pour l’entendre et l’admirer. Elle était beaucoup plus que la maîtresse de maison : la reine de la conversation. Elle parlait d’égale à égal avec les plus grands esprits. Même quand elle devint aveugle, elle continua d’impressionner ses visiteurs toujours empressés de l’entendre philosopher du haut de son fauteuil avec toit en berceau qu’on appelait un « tonneau ». Elle ne recevait pas pour diriger la réunion, mais pour y briller.

Ainsi des autres femmes du XVIIIe qui tenaient salon. Même les misogynes frères Goncourt ont loué leur culture, leur intelligence, leur influence, leur talent d’expression écrite et orale. C’est grâce à elles que la conversation à la française est devenue célèbre en Europe et a été considérée comme un art. De ces dames nous ne sommes que les lointains et pâles héritiers.

À propos…

C’est probablement avec Mme de Staël, surtout dans son salon de Coppet où défilaient toutes les grandes intelligences de l’Europe, que la conversation à la française brilla de son plus vif éclat. Seuls des hommes d’une culture et d’une pensée exceptionnelles pouvaient rivaliser avec la maîtresse de maison.

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