Question

Le fait de passer toute sa vie professionnelle à poser des questions a-t-il des répercussions sur la vie privée ? Bonne question. Oui, bien sûr. Je suppose que les policiers, les juges d’instruction, les sondeurs, etc., sont, comme les journalistes, enquêteurs ou intervieweurs, enclins à user souvent de la phrase interrogative dans leurs relations personnelles, et peut-être même jusque dans leurs rêves.

Suis-je accro à la « questionnite » ? Intoxiqué, même. J’ai toujours une question au bord des lèvres. Destinée aux autres ou à moi. Ne pas la poser est très frustrant. N’y recevoir aucune réponse m’embête ou me chagrine.

Avec moi, c’est tout un micmac. Je me pose des questions et, comme je n’aime pas répondre, je diffère, je ruse, je fuis, j’oublie. Ces dérobades m’agacent. Et, à la fin, j’en reviens toujours à cette question : « Est-il bien honnête de ne pas répondre à tes propres questions alors que ton métier est d’en poser aux autres, d’exiger d’eux des réponses, pour lesquelles d’ailleurs tu es rétribué ? » Pardon, mais il y a une grande différence : tes réponses à tes questions ont peu de chances de te surprendre, ou si elles te surprennent elles vont créer chez toi du trouble, alors que les questions posées aux autres sont susceptibles de t’étonner, de t’amuser, de t’instruire, sans pour autant t’empoisonner l’existence. L’individu le moins intéressant et le plus dangereux à questionner, c’est toi-même.

Que je bombarde de questions la personne dont je viens de faire la connaissance ne la déconcerte pas. Elle m’a vu dans cet emploi à la télévision pendant de nombreuses années. Il n’y a pas de caméras, mais elle se retrouve devant une figure familière, dans une figure archiconnue. Elle se sent même flattée que je m’intéresse si longuement à elle. C’est normal, après tout, puisque mon métier est de poser des questions. Je suis dans mon rôle, elle dans le sien. Je possède une légitimité à me montrer insistant. Et indiscret. Parfois, quand même, si cette personne me paraît décevante, je me force.

Il arrive que je passe tout un déjeuner à écouter une personne parler d’elle-même sans qu’à aucun moment elle ne songe à me poser une question, donc à s’intéresser un seul instant au type assis en face d’elle, tellement passionné par son histoire et ses histoires. Mais les invités de mes émissions me posaient-ils des questions ? Jamais. Cette personne reproduit dans le privé un schéma qu’elle a vu fonctionner mille fois à la télévision.

Avec les intimes, le questionneur invétéré risque de paraître insupportable. Toujours à demander ceci ou cela, où et quand, pourquoi et comment. Avec qui ? Dans quelle intention ? Avec quelle idée derrière la tête ? Pour quel avantage ? Quels risques ? Et maintenant ? Et après ? Et si… ? Et si de nouveau… ? Et au cas où… ? Et si jamais… ?

— Marre, marre, j’en ai marre de tes questions !

Dans le jeu de la séduction, les questions sont au début les bienvenues. Elles sont même nécessaires pour entrer dans la tête, le cœur et le sexe de l’autre. Mais il y a pour chacun des limites à ne pas franchir. Où se situent-elles ? Il arrive un moment où les questions butent sur un mur. Il serait dangereux de les faire rebondir comme des ballons. Les femmes prêtes à répondre à toutes les questions, qui ne s’en lassent pas, qui même en redemandent, et qui épuisent la curiosité d’abord, l’imagination ensuite, du questionneur, sont rarissimes. Le plus souvent, le secret est leur seconde peau. Qui s’y frotte s’y pique.

Il est dans mes intentions d’écrire un livre sur la vie privée d’un questionneur professionnel. Un enfer pour ses proches et pour lui. Mais mes années seront-elles encore assez nombreuses pour avoir le temps de mener ce projet à son terme ? Aurai-je assez de talent et d’humour pour traiter un sujet aussi excitant que périlleux ? Encore des questions ?

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