Têtière et béragnon

Les rêveries d’adolescent me conduisaient vers des triomphes mérités sur des terrains de football ou dans des librairies. La possession du ballon me parut assez rapidement plus aléatoire que la maîtrise des mots. Les pieds ou les mains, il fallait choisir. Si je n’abandonnai pas le foot sur la caillasse de la banlieue lyonnaise, bientôt je ne m’imaginai plus qu’en écrivain renommé. Bizarrement, c’est surtout à la campagne que ma petite tête littéraire enflait. Les livres y étaient rares, et peut-être me considérais-je déjà en terre de mission.

C’était pendant les périodes des foins, des moissons et des vendanges que je m’exaltais le plus. Les récoltes en appellent d’autres. Les livres sont aussi l’aboutissement de longues patiences et de travaux quotidiens obscurs. Moi aussi, après de nombreuses heures volées au sommeil et aux distractions, je produirais des œuvres millésimées.

Si je n’envisageais pas le prix Nobel, c’est parce que j’en ignorais l’existence. Je me contentais du prix Goncourt obtenu avec dispense en raison de mon âge. Le roman avait un titre, Les Têtières et les Béragnons. La têtière est la bande de terre qui limite le haut d’une vigne, le béragnon (patois beaujolais) la terre qui en limite le bas. Avec Les Têtières et les Béragnons, j’optais classiquement pour une opposition des contraires, comme Guerre et Paix, Le Rouge et le Noir, Crime et Châtiment. C’était un roman d’amour avec, ce qui était somme toute assez bien deviné quand on n’a aucune expérience en la matière, des hauts et des bas. Avec aussi un point de vue moral, mon éducation me portant plus volontiers vers la compagnie des têtières qu’au voisinage des béragnons. Encore qu’il fût apparu que sur un coteau (et dans la vie) un béragnon était au-dessus de la têtière de la vigne située en dessous.

Je m’appliquai pour écrire le titre du roman sur une feuille blanche. Avec pleins et déliés, comme M. Cazenave me l’avait appris à l’école communale de Quincié. En voilà encore un beau titre, Les Pleins et les Déliés, pour marquer les antinomies de l’existence. Je n’ai jamais réussi à tomber d’accord avec moi sur la première phrase. Les Têtières et les Béragnons est un roman resté en friche.

Загрузка...