Écrivains fâchés

Je m’étonnais de trouver par terre, surtout le matin, tombés de la bibliothèque, des livres de Marguerite Duras et de Jean Dutourd. De ses pattes le chat les tirait-il de leur rayonnage ? Mais pourquoi toujours ceux-là ? Pourquoi aurait-il manifesté de l’hostilité à Duras et Dutourd, et à ces deux écrivains seulement, parmi plusieurs centaines d’autres ?

Le chat n’y était pour rien. Le classement par ordre alphabétique avait placé côte à côte les livres de Duras (Marguerite) et de Dutourd (Jean), deux écrivains littérairement et politiquement aux antipodes l’un de l’autre. Ils se détestaient. Leur voisinage leur était insupportable. Alors, la nuit, leurs livres se battaient. C’est pourquoi je ramassais sur le parquet, le matin, un Au bon beurre, un Barrage contre le Pacifique, une École des jocrisses, un Détruire, dit-elle, etc.

J’ai affronté les mêmes problèmes de contiguïté alphabétique avec Aragon Louis et Aron Raymond. Leurs livres parvenaient — je ne sais comment en si peu d’espace — à se tourner le dos. J’ai eu la sage précaution de placer entre Houellebecq (Michel) et Jelloun (Tahar Ben) les œuvres complètes de Victor Hugo. Mais qui mettre entre Besson (Patrick) et Besson (Philippe) ?

Dans La Maison en papier, l’écrivain et critique littéraire argentin Carlos María Domínguez évoque un bibliothécaire qui éprouve lui aussi bien des difficultés à faire cohabiter sur le même rayon des auteurs fâchés, même posthumement. Ainsi éloigne-t-il García Lorca de Borges qui l’avait traité d’« Andalou professionnel ». Il écarte Shakespeare de Marlowe, tous deux s’étant mutuellement accusés de plagiat. De même Martin Amis et Julian Barnes, deux amis brouillés.

Le classement des écrivains étrangers suivant leur langue peut aussi se révéler périlleux. Ainsi, comment ne pas risquer une conflagration latino-américaine en rangeant sur le même rayon Gabriel García Márquez et Mario Vargas Llosa ?

Par chance, le classement alphabétique révèle aussi d’heureuses mitoyennetés. Un exemple très très chaud : Miller (Henry) et Millet (Catherine). Qu’à côté de La Vie sexuelle de Catherine M. je mette Tropique du Cancer, Sexus ou Jours tranquilles à Clichy, je retrouve, jour et nuit, leurs livres collés l’un à l’autre dans un orgasme sans fin.

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