Bibliothécaire

Je m’appelle Ina Coolbrith. Je suis une poétesse californienne. J’étais bibliothécaire à Oakland, ville portuaire proche de San Francisco. J’ai bien connu Jack London, quand il avait dix ans, à peu près. C’était un petit garçon fou de lecture. Toujours fourré à la bibliothèque. Je l’encourageais et lui conseillais des romans d’aventures, des récits de voyages, des sagas. Il dévorait tous les livres qui lui tombaient sous la main.

En décembre 1906 — il était déjà un écrivain célèbre, il venait de publier Croc-Blanc —, j’ai reçu de lui une lettre qui m’a bouleversée. D’abord, parce qu’il n’avait pas oublié la bibliothécaire de son enfance et qu’il avait pris le temps et la peine de lui écrire. Ensuite, parce que ce qu’il me disait était aussi tendre que généreux, alors que la vie dans ses jeunes années ne se montrait envers lui ni tendre ni généreuse.

Cette lettre est pour moi un trésor. Vous allez comprendre pourquoi :

« Le bon vieux temps de la bibliothèque d’Oakland ! Vous savez, vous avez été la première à me complimenter sur le choix de mes lectures. Personne, à la maison, ne se souciait de ce que je pouvais bien lire. J’étais un petit garçon enthousiaste, affamé, assoiffé — et un jour, à la bibliothèque, j’ai pris un volume de Pizarre au Pérou (j’avais dix ans). Vous avez pris le livre et l’avez tamponné. Et en me le rendant, vous m’avez félicité de lire des choses de cette nature. J’étais fier !

Si vous saviez à quel point vos mots m’ont rendu fier. Je vous dois beaucoup. Vous étiez une déesse pour moi. Je ne savais pas que vous étiez poète, ou que vous faisiez quelque chose d’aussi merveilleux que d’écrire une ligne. Je vivais dans un ranch, voyez-vous. Mais j’éprouvais une crainte mêlée de respect pour vous — comme un culte. À l’époque, je surnommais les gens avec des adjectifs. Et je vous ai appelée “Noble”.

(…) Aucune femme n’a eu sur moi une aussi grande influence. Je n’étais qu’un gamin. Je ne savais absolument rien de vous. Et pourtant, après toutes ces années, je n’ai jamais rencontré de femme aussi noble que vous » (lettre citée par Jennifer Lesieur, Jack London).

Moi, Ina Coolbrith, n’ai-je pas reçu, signée d’un très grand écrivain, la lettre que tous et toutes les bibliothécaires du monde rêvent de recevoir un jour pour prix de leur amour des livres ?

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