L’équipe technique arrivait vers neuf heures. Les câbles, les caméras, les trépieds, les projecteurs, le moniteur de contrôle, les cantines en aluminium remplies de câbles plus petits, de micros, de mandarines et de blondes (spots), de réflecteurs, d’objectifs, de gaffeurs, de borniols, de volets, bref, tout ce qui constitue le « matos » pour un tournage chez l’écrivain. La table est poussée, un guéridon éliminé, les fauteuils déplacés, une fenêtre obscurcie, des bibelots enlevés, le bureau tourné, des livres chassés, d’autres pris dans la bibliothèque et mis en pile. Le réalisateur recherche le meilleur axe, le meilleur décor, la meilleure lumière. On rajoute, on retire, on déplace encore, on pousse ceci ou cela un peu plus à gauche ou un peu plus à droite. On fignole. L’image sera parfaite.
En dépit des propos enthousiastes et rassurants du réalisateur, l’écrivain est inquiet. Parfois, effaré. Il a l’impression d’avoir livré son sacro-saint bureau, son douillet tabernacle où sont nés tous ses chefs-d’œuvre, à une horde de vandales. « Monsieur, ne vous inquiétez pas, lui dit le réalisateur. Quand l’enregistrement sera terminé, nous remettrons chaque chose à sa place. Nous avons l’habitude. » Ce qui est vrai. Mais, en attendant, le désordre s’est installé chez l’écrivain. Il n’aime pas le désordre, surtout quand les premiers essais de lumière font sauter son installation électrique… « Monsieur, ne vous inquiétez pas, notre chef électro va réparer tout ça. Puis-je vous demander où est votre compteur ? »
J’arrivais chez l’écrivain environ une heure et demie après l’équipe technique, quand celle-ci était quasiment prête à tourner. Propos d’accueil, quelques conseils et encouragements. On prenait place. L’un en face de l’autre. Essais de son et d’image. Il ne s’était pas passé un quart d’heure que l’entretien commençait. Sans interruption ou presque — pour des raisons techniques et pas plus d’une ou deux minutes — jusqu’à la fin, soit environ de soixante-quinze à quatre-vingts minutes.
C’était « dans la boîte » ! Pendant que le réalisateur et moi félicitions l’écrivain, l’équipe technique commençait à démonter et à ranger. Le plus souvent, une boisson nous était servie. Nous revenions sur quelques moments forts de la conversation. Chargement de la voiture. Dernières choses remises à leur place. « Laissez, laissez, disait l’écrivain, je terminerai. » Puis nous prenions congé. « Bravo, encore ! Merci de nous avoir reçus. L’émission est programmée le… Nous vous enverrons une cassette. »
Je repartais heureux comme un voleur qui a réussi son coup. Ou plutôt comme un prédateur qui a fichu la pagaïe dans un logis, dans une mémoire, dans une vie. Certes, l’effraction était autorisée, mais quel sans-gêne dans notre occupation du territoire ! Et quelle rapacité derrière mes questions aimables ! Et comme était forte l’impression que j’avais d’emporter un butin !
Même le journaliste qui n’est armé que d’un stylo et d’un carnet repart de chez l’écrivain — surtout de chez les écrivains, qui sont le plus souvent des êtres pacifiques et retirés — avec le sentiment d’avoir exercé à son domicile une activité de prédateur. J’ai aussi ressenti cela à la lecture des visites de Jérôme Garcin à vingt-sept écrivains (Les livres ont un visage). Les très beaux récits qu’il en a tirés, autant de cadeaux à ses « victimes », ne parviennent cependant pas à masquer tout à fait ce qu’il y a de brigandage dans ces irruptions dans leur intimité.