Cigarette et cravate

Dans les années soixante-dix, peu nombreux étaient les hommes qui ne portaient pas de cravate sur les plateaux de télévision. Il ne m’est pas venu à l’idée de m’en libérer. D’abord, parce que je me suis toujours senti plus à l’aise avec cet accessoire de mode que le col ouvert qui, selon mes proches, ne m’allait pas bien, le tee-shirt pas davantage. Ensuite, parce qu’à l’époque la cravate faisait partie de la tenue correcte que, selon les directeurs de chaînes, les téléspectateurs étaient en droit d’exiger des présentateurs et des animateurs.

Quand on visionne les émissions d’Ouvrez les guillemets et des premières années d’Apostrophes, on remarque qu’il y a beaucoup de cravates et plus encore de cigarettes. Vingt ans après, dans les derniers Bouillon de culture, les cravates sont devenues rarissimes et, comme il est interdit de fumer, les cigarettes ont disparu.

J’ai refusé de céder au terrorisme de l’anticravate, qui n’était pas moins virulent que celui de la cravate. Je ne voulais pas courir le ridicule, pour « faire jeune », de me rallier à la nouvelle mode.

On pourrait faire, au moins en partie, une histoire de l’évolution de la cravate — largeurs, couleurs, motifs — durant mes vingt-huit années d’émissions en direct. J’en ai acheté beaucoup ; on m’en a offert. Pour un œil d’aujourd’hui certaines sont restées élégantes. D’autres sont ridicules. Comment ai-je pu nouer autour de mon cou un morceau de tissu aussi vulgaire ? C’était la mode, certes, mais je n’ai pas toujours su distinguer le mauvais goût du moment du bon goût intemporel.

C’est Philippe Sollers qui a fumé pour la dernière fois sur le plateau de Bouillon de culture. Dans la même émission, il y avait Jacqueline de Romilly. Elle était, à ma droite, très éloignée de moi, dans un clair-obscur, car ses yeux fragiles, qui ne voyaient plus guère, ne supportaient pas la pleine lumière des projecteurs. Philippe Sollers était le premier invité placé à ma gauche. La fumée de ses cigarettes ne pouvait pas atteindre ni gêner l’académicienne. Mais une caméra prenait en enfilade Philippe Sollers et Jacqueline de Romilly, en sorte que l’image, écrasant la distance, donnait l’impression aux téléspectateurs que la célèbre helléniste était enfumée, intoxiquée par la tabagie de l’auteur de Femmes.

Les protestations submergèrent le standard de France 2 pendant l’émission. Dès le lendemain, des lettres affluèrent qui m’accusaient de complicité de goujaterie, de muflerie et même de barbarie.

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